Perspectivia
Lettre1865_12
Date1865-06-19
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesMüller, Victor
Burnitz, Karl Peter
Corot, Jean-Baptiste Camille
Manet, Edouard
Lieux mentionnésGand, Exposition nationale
Gand, Salon triennal
Paris
Francfort-sur-le-Main
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesS Gemüseverkäuferin - Marché aux légumes/ Gemüsemarkt (marchande de légume)
S Jäger und Hirsch (chasseur et cerf)

Francfort [sur le Main]

19 juin [18]65

Mon cher Fantin,

Enfin j’arrive à vous écrire un mot, il y avait tant de choses à faire les derniers jours que je n’ai pas vraiment eu le temps pour écrire. L’exposition est chose passée, sans que je l’ai vue et sans que [je] suis venu à Paris. Ce que vous dites de mon tableau de légumesScholderer, Gemüseverkäuferin, B.47. est juste. Ces ombres sont trop noires, surtout n’ont pas de rapport avec la lumière. Maintenant que j’ai fait encore des progrès, je le verrai tout de suite quand mon tableau se présentera à mes yeux ; je voudrais bien vous montrer le chasseur et le chevreuil,Scholderer, Jäger und Hirsch, B.48. ceci est bien mieux en ce rapport, seulement le tableau entier est un peu trop foncé, je crois que je dois éviter cela ; c’est si foncé que cela a été difficile de produire dans les ombres encore un ton, je crois qu’on ne puisse peindre plus vivant dans ces valeurs ; enfin – je ne peindrai plus aussi foncé, j’ai maintenant une autre idée de peindre un petit bateau sur une rivière étang lac ou quelque chose de semblable, avec quelques personnes et avec un fond de buissons ou arbres, je crois que cela pourra devenir un joli tableau, les figures dans l’eau, le reflet le bateau tout cela peut être bien. J’ai très peu travaillé dans le dernier temps, je ne me portais pas très bien et cela ôte l’envie, on doit être en bonne santé pour peindre.

Je trouve que le petit tableau de MüllerMüller, Die Klage der Venus um Adonis (Vénus pleurant Adonis), L.50, 1864, huile sur toile, 125,4 x 90,7 cm, Francfort-sur-le-Main, Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut. est fort bien, c’est fait un peu sous l’impression du clair de lune, on le voit le plus au paysage que je trouve charmant, l’ensemble et la forme de la composition, enfin l’aspect est bien aussi. Certainement ce n’est pas un tableau pour une grande exposition, il y aura peu d’hommes qui s’en vont le comprendre. Quant à Burnitz, je suis aussi de votre opinion, il a envoyé de bien belles choses,Burnitz, La prairie et Le champ de blé. Voir Explication des ouvrages de peinture, sculpture, architecture, gravure, et lithographie des artistes vivants exposés au Palais des Champs-Élysées le 15 avril 1867, Paris, 1867, n° 338 et 339. moi j’aime encore plus le petit, quoique le grand est très bien aussi, on voit si bien dedans ; c’est un grand avantage de ses paysages qu’ils sont si bien dans les rapports, nulle part il n’y a chose qui soit trop claire ou trop foncée, cependant c’est plus facile pour un paysagiste qui peut toujours prendre la nature comme elle se présente à nos yeux – je sais bien, c’est notre tâche aussi, mais c’est bien plus difficile de faire cela quand on peint des hommes, on devait tout faire d’après nature. Mais quand on peint des hommes ou des objets près, la forme se mêle toujours dans l’aspect, l’objet est plus difficile ; le procédé doit être un autre, car le modelé seulement nous oblige à cela ; chez un paysagiste, on ne peut pas parler du modelé, c’est une chose qui le préoccupe très peu ; ce que je regrette auprès de choses de Burnitz, c’est que ce n’est pas tout à fait achevé, c’est une dernière chose qui lui reste toujours ; c’est à voir le plus à ses devants, cela ne donne pas assez l’objet, plus qu’il arrive au devant, moins il est achevé et puis ce n’est pas fait assez soigneusement et autant d’avantages qu’il a, je trouve qu’il n’est pas arrivé entièrement à connaître sa peinture. Ici je ne veux pas faire une comparaison et surtout point du tout avec ce que je fais, je sais bien que je ne suis pas arrivé non plus encore, mais je veux pourtant dire que le résumé la peinture entière de Burnitz est de sorte qu’il n’arrivera jamais à faire quelque chose d’achevé dans le plus haut sens, cela n’a pas de fin, je veux dire chaque manière doit en avoir, ne doit pas être une esquisse. Ce temps des pochades est passé, c’était bien une suite d’avoir perdu la véritable peinture et chacun croyait la retrouver en faisant des esquisses, Burnitz appartient encore à ce temps, il n’a pas pu s’en détacher entièrement ; il y a aujourd’hui des peintres qui savent peindre alors chaque essai doit cesser on ne peut tâcher que d’apprendre à peindre. Je ne sais pas si vous comprenez ce que je veux dire.

Je serais bien curieux de voir les choses de Manet,Édouard Manet (1832-1883). En 1865, Scholderer n’a pas encore rencontré Manet mais Fantin lui en parle probablement dans ses lettres. Fantin fait la connaissance de Manet au Louvre à la fin des années 1850 et le fréquente assidûment à partir de 1861. Fantin se rend alors souvent au café de Bade, boulevard des Italiens, où se retrouvent les amis de Manet (dont Maître, Bazille). Le premier tableau dans lequel Manet est représenté est l’Hommage à Delacroix, F.227 et le second, un an plus tard, le Toast ! (détruit après les Salon). En 1867 Fantin fait un Édouard Manet, F.296 pour le Salon. Ce portrait, témoignage d’une admiration et d’une amitié de Fantin pour Manet, remporte un grand succès. C’est le début de l’époque du café Guerbois aux Batignolles où Fantin retrouve deux soirs par semaine Manet, Duranty, Degas … Fantin assiste également aux Jeudis chez les Manet en 1868. En 1869 c’est l’Atelier aux Batignolles, F.409 que Fantin appelle « le tableau de Manet et de ses disciples ». Scholderer est présent dans le tableau. Il connaît en effet bien Manet et le fréquente lors de ses séjours de 1869 et 1870. Puis vient la guerre de 1870 dans laquelle Manet s’engage comme garde national. Après la guerre, Fantin s’enferme davantage dans son atelier et fréquente moins ses amis. Il reste cependant très proche de Manet dont il admire le talent. A partir de 1874, Manet se rapproche des impressionnistes et Fantin le déplore. Il décourage son ami de participer à la première exposition impressionniste. La relation que Manet entretient avec Monet, Sisley, Renoir et Pissarro irrite profondément Fantin. Leur amitié perdure cependant et Manet est témoin au mariage de Fantin en 1876. Édouard Manet décède en avril 1883 et Fantin, qui n’a jamais cessé de s’intéresser à la carrière artistique de son ami comme en témoignent les nombreuses nouvelles échangées avec Scholderer dans la correspondance, fera partie du petit nombre d’artistes qui tiendront les cordons du poêle le jour des funérailles. je n’en ai pas d’idée, on en a parlé beaucoup, j’ai vu les charges dans le Journal amusant ;En 1865, Manet expose Olympia, 1863, huile sur toile, 130,5 x 90 cm, Paris, musée d’Orsay. L’œuvre qui fait scandale devient un sujet de prédilection de la presse satirique comme par exemple Cham, « Promenades au Salon », dans Le Charivari, 14 mai 1865, n.p. ou Bertall, « Promenade au Salon », dans Le Journal amusant, 27 mai 1865, p.1-6, dessin satirique de l’Olympia, p. 2. je n’ai rien lu dans les journaux, indiquez-moi donc dans quel journal on parle de vous, nous les avons presque tous ici, alors je pourrais le lire. Je voudrais bien voir après tant d’années un Corot, c’est toujours un vœu, vraiment quel dommage qu’on ne peut plus voir cela !

Ce que vous dites des Anglais me semble être bien vrai, mais est-ce curieux que tous ces gens tombent ? Cela doit pourtant être que leur temps n’est pas encore arrivé, oui, je vous assure le monde entier a fait des arrière progrès dans les dernières dix années. Ces gens n’étaient pas soutenus voilà la chose, mais mon cher, cela viendra un jour d’un coup seul, en Amérique maintenant se sont passées des choses qui exerceront une terrible influence sur l’EuropeScholderer fait ici référence à la capitulation des Confédérés dirigés par le général Lee (9 avril 1865) qui marque la fin de la guerre de Sécession aux États-Unis. et déjà cela commence à se faire valoir, attendez, notre temps va venir aussi. Mais avant tout révolution politique, l’art ne manquera pas alors de faire de même.

Enfin, attendons et ne perdons pas le courage, c’est la chose principale.

N’avez-vous pas envie de venir à Francfort cet été, vous demeurerez chez moi, vivrez avec moi, mon atelier est prêt pour vous, la vie à Francfort est assez agréable, les alentours sont beaux, je crois que vous pourriez bien rester quelques mois, réfléchissez sur cela, j’aurais alors aussi l’occasion d’améliorer un peu mon français qui doit vous paraître bien ridicule.

Maintenant quant à nos tableaux à Paris, je veux vous donner l’adresse. Je vous l’ai écrit sur un petit bout de papier pour le donner à votre marchand de couleurs. Je vous prie de m’envoyer enfin sa note et puis j’ai encore une chose à vous demander, c’est de m’envoyer 20 tubes du véritable brun rouge, notre marchand de couleurs a écrit deux fois à Ottoz, rue de la Michaudière qui lui a envoyé à chaque fois : ocre Ottoz, une couleur entièrement merde qui n’a pas la moindre ressemblance avec le brun rouge. Votre marchand aura sans doute le brun rouge et j’espère qu’on puisse le trouver encore à Paris, car sans cela, il faudra croire à la fin du monde, puisque c’est une couleur indispensable pour nous, Burnitz, Müller et moi. Adieu mon cher Fantin, écrivez bientôt.

N’envoyez-vous pas un tableau à Gand,Le catalogue de l’Exposition nationale et triennale de Gand. Salon de 1865. Notices sur les Tableaux et Objets d’art exposés au Palais de l’Université, Gand, n.d., n’indique pas d’œuvre de Fantin. on n’a nul frais de transport et seulement besoin d’une invitation, qu’on peut obtenir facilement, ce serait bien, si nos tableaux se retrouveraient là ?

[non signé]