Perspectivia
Lettre1872_03
Date1872-09-08
Lieu de créationParis
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesCazin, Jean-Charles
Durand-Ruel, Paul
Edwards, Edwin
Whistler, James Abbott MacNeill
Manet, Edouard
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Dubourg, Victoria
Balleroy, Albert de
Lieux mentionnésLondres
Londres, Society of French Artists
Paris, Salon
Londres, galerie Durand-Ruel (géré par Deschamps, 1870-1875)
Œuvres mentionnéesF Un coin de table

Paris

8 sept[embre] [18]72

Mon cher Scholderer que votre lettre m’a fait plaisir, mais que je l’ai attendue, je ne savais que penser. J’ai bien des choses à vous dire depuis que je ne vous ai écrit. Je relis votre lettre et vais d’abord répondre à chaque chose. J’espère d’abord que vous allez bien, que vous êtes remis, étant bien soigné. Je suis bien content de vous savoir au moins avec des soins, on est à moitié guéri quand on a près de soi quelqu’un qui vous aime.

Cazin vous a parlé de mon tableau,Fantin-Latour, Un coin de table, F.577. vous le verrez dans le mois de novembre à Londres.Après le Salon, Fantin envoie Un coin de table à la Society of French Artists, 168 New Bond Street, galerie de Durand-Ruel à Londres. Je serai bien content si vous m’en donnez votre opinion, car c’est pour vous, plus que pour aucun autre que je fais de la peinture. Vous pouvez bien m’en donner votre avis. Il est en ce moment exposé à la vitre de Durand RuelVitrine de la galerie Durand-Ruel, 16 rue Laffitte à Paris. qui a bien voulu me l’exposer, et là on le voit, car il était si haut au salon. Durand Ruel m’a acheté bien des natures mortes. Je vais enfin exposer cela à Paris. Je vais voir ce que l’on en dit, mais j’ai peu d’espoir dans ce public français. Il est plein de routine. Je me sens trop en dehors des choses convenues pour plaire à Paris. Il faut encore bien des efforts pour arriver ici à être discuté, pour que l’on s’occupe de vous. C’est terrible dans ce moment de peindre, il me semble que toutes les bêtes du monde se sont donné rendez-vous dans la peinture.

Vous verrez de nouvelles fleurs chez Edwards dans quelques jours. J’en fais n’est-ce pas ! J’ai beaucoup d’activités en ce temps, je suis enragé, ce commencement de succès m’excite beaucoup ! Je vois tant à faire, je ne fais que cela, de la peinture, et toujours. Je rêve bien des choses pour le Salon prochain, surtout je ne fais que penser à cela. Je voudrais faire un grand effort. La difficulté ce sont les modèles, je ne sais où en trouver. Dans ce qui nous entoure, rien n’est difficile comme d’en trouver. Personne ne veut poser. Mais il faut en trouver. Je veux faire quelque chose d’important, je me sens dispos comme si je commençais la peinture. Rien des ennuis du passé, je n’y pense plus. Je sens la vie publique commencer. Je voudrais bien faire un bon tableau.

Je ne pense pas aller à Londres, je suis trop occupé. Voilà l’hiver, les jours sont courts, je ne me sens plus assez de temps. Quand je pense au temps que j’ai perdu en flâneries, ne sachant que faire, et aujourd’hui tout se présente à moi ! Je suis très content que vous ayez vu Whistler, cela m’a bien intéressé ce que vous m’en dites. Je ne puis pas en parler, je ne doute pas de ce qu’il fait, depuis si longtemps je n’ai rien vu de lui. J’ai eu bien de l’intérêt de ce que vous me dites de Legros.

J’ai vu Manet dernièrement qui m’a chargé de vous dire bien des choses. J’ai vu chez lui, dans son nouvel atelierManet s’installe dans une ancienne salle d’armes, 4 rue de Saint-Pétersbourg à partir du 1er juillet 1872. (qui est superbe), un homme mi corps, près d’une table, qui tient sa pipe à la bouche, de l’autre main un bock plein de bière.Manet, Le bon bock, RW.186, 1873, huile sur toile, 94,6 x 83,3 cm, Philadelphie, Museum of Art. Tout cela de face, c’est superbe, aussi frais et vif que ce que vous connaissez de mieux de lui. Il y a longtemps que je n’avais vu quelque chose de mieux que cela. Il est toujours gai et bien portant.

J’espère que vous allez revenir mieux avec Edwards. Cela me fait de la peine de penser que je vous ai présenté à quelqu’un qui pourrait ne pas vous être utile. Je ne peux rien dire là-dedans.

Les rapports que j’ai avec lui sont excellents, c’est à dire qu’ils sont très simples, les affaires, rien que les affaires. Je n’ai rien avec lui que des rapports très nets, je lui envoie ma peinture, il me la paie ce que je lui demande. Le reste ne me regarde pas, nous sommes les meilleurs amis du monde. Que je voudrais que cela soit ainsi pour vous, voilà quelque chose que je redouterais à Londres si j’y allais, la difficulté de rapports entre toutes mes connaissances. Cela est si difficile. Ici j’ai pris le parti de ne voir plus personne. De loin en loin, bonjour à Manet, c’est tout.

Tenez mon cher Scholderer, voyez-vous, quand on se met à vendre un peu et à travailler, on ne peut plus voir personne. Ce sont des cancans, des jalousies, des curiosités, tout cela m’ennuie bien, je ne sais plus me retourner, on ne sait plus que dire ni que faire, on voit partout des ennuis. C’est trop de temps à perdre que la diplomatie, on [n’]a plus le temps de s’occuper de soi, ce qui pourtant la chose importante.

Avez-vous su la mort de Balleroy,Albert de Balleroy meurt de dipthérie comme trois de ses quatre enfants le 10 août 1872. après la perte de ses deux enfants, les événements, tout cela l’avait anéanti. Il s’est tout doucement éteint. Cela est bien triste, cela m’a fait beaucoup de peine. Il avait été toujours bien aimable pour moi.

Votre fin de lettre me paraît bonne, vous voilà au travail. Votre description de travail du tableau me paraît très joli, cela doit être bien intéressant à faire. Vous êtes bien heureux, bien marié, un modèle bien complaisant, à la campagne, vous avez le bonheur. Dites bien à Madame combien je l’aime (sans la connaître) pour tout le bonheur et les soins qu’elle vous donne. Je sens combien vous devez être heureux tous deux. Profitez du bonheur pour travailler car c’est bien utile, cœur content, bon travail. Écrivez-moi je vous prie.

Dites bien des choses à Whistler, quand vous le verrez, ainsi qu’à tous ceux qui se rappellent de moi. Et Cazin que devient-il, rentrez-vous bientôt à Londres.

Mademoiselle Dubourg me charge de vous remercier de sa part.

Je m’arrête là, j’ai bien des choses encore à vous dire mais il est tard et il faut se lever de bonne heure demain pour achever un bouquet qui est déjà bien fané. Ma vie se passe dans les fleurs mais la vie est dure pourtant. Quel dommage qu’il n’y ait pas que de la peinture !

H. Fantin