Perspectivia
Lettre1875_03
Date1875-02
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesEsch, Mlle
Rembrandt
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Millet, Jean-François
Corot, Jean-Baptiste Camille
Whistler, James Abbott MacNeill
Legros, Alphonse
Manet, Edouard
Dubourg, Victoria
Maître, Edmond
Berlioz, Hector
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Mérimée, Prosper
Bazille, Frédéric
Jullien, Adolphe
Lieux mentionnésParis
Paris, Salon
Sunbury-on-Thames
Œuvres mentionnéesF Portrait de Mme Edwin Edwards
F Portrait de Miss Edith Crowe

[Paris]

Février 1875

Mon cher Scholderer

Depuis longtemps je voulais vous écrire et répondre à vos lettres qui m’ont fait grand plaisir. J’ai été très heureux de savoir que Mlle Esch ait été satisfaite de son séjour ici. Elle vous a dit plus sur ce qui se passe ici que je ne peux vous écrire. Je vais seulement relire vos deux lettres et y répondre.

Dans votre première lettre,Voir lettre 1875_01. vous me parlez de l’Évangéliste avec l’ange derrière lui de Rembrandt qui vous est resté dans la mémoire. Je voudrais bien que vous puissiez le revoir, rien d’aussi beau. Cela est au nombre des choses que l’on trouve toujours plus belles.

Nous avons parlé beaucoup de vous avec Mlle Esch et j’ai bien l’idée de votre bonheur, et vous supplie de ne pas changer rien à votre vie et à votre peinture. Vous êtes dans le moment où on fait ce que l’on doit faire sans hésiter. Nous parlons de vous avec Edwards et sa femme. Ils ont aussi leurs idées. Vous ferez bien de n’écouter en rien leurs idées. A nos âges, je suis persuadé que nous devons agir d’après nous, nos idées seulement, nous avons assez cherché, et vu, et essayé de choses pour agir à notre guise. Le seul ami et confident qui peut vous dire quelque chose de bon est sa femme. Je voudrais être à la place de Madame pour me permettre de vous dire bien des choses que je n’ose pas vous dire. Pourtant, je vais dire encore quelque chose, c’est qu’il m’a semblé que vos idées sont toujours bien meilleures que vous ne croyez. C’est toujours très bien quand vous allez devant vous, sans rien écouter. Cela m’est toujours resté que le souvenir de vos premiers tableaux, combien cela était fort et personnel, et que vous avez perdu bien en Allemagne. Du temps que maintenant que vous êtes bien dans vos idées, car non seulement je vois cela dans vos lettres, et Edwards me dit aussi que [c’est] très bien ce que vous faites. Tous ceux que je vois, qui vous ont vu dans ces derniers temps, disent grand bien de vos tableaux.

Vous paraissez en bons termes en ce moment avec les Edwards, car ils me parlent de vous en termes excellents. Je suis en train de faire leur portrait. Edwards est appuyé sur des cartons de gravures et regarde une épreuve. Madame est derrière, debout les bras croisés. Edwards est très avancé et heureusement, car il est reparti, son père est mort. Il doit revenir bientôt, mais Madame est fort difficile, je n’en ferai rien de bon.Le portrait de Mme Edwards a déjà posé des difficultés à Fantin en 1861 lors de son premier séjour chez les Edwards à Sunbury (Portrait de Mme Edwin Edwards, F.236). Il s’en déclare insatisfait à plusieurs reprises et tente de le retoucher, sans véritable succès, lors de son deuxième séjour en Angleterre en 1864. Je ne sens pas cette figure trop mince pour moi. Rien ne me semble si difficile que des natures fines, maigres. Je ne vois pas que je puisse rendre cela avec un pinceau … et mes modèles posent si bien. Vous voyez d’ici Madame Edwards …

J’ai en train aussi un portrait d’une demoiselle qui me donne bien de la peine !Le Portrait de Miss Edith Crowe, F.739 par Fantin-Latour présenté au Salon de 1875 et très remarqué. Vous savez que c’est le 18 mars à 6 heures du soir le dernier délai pour envoyer ses tableaux au Salon.

Je crois que vous pouvez envoyer, mais je n’ose rien vous assurer. C’est un pays stupide, on ne peut avoir idée de ce qui se passe, c’est la chose du monde la plus impossible. Si cela ne vous dérange pas, que vous ayez des choses prêtes, vous n’avez qu’à me les envoyer ici. Sitôt que vous voudrez, on peut envoyer trois tableaux.

Quel dommage que cette mort de Millet ? Pour son œuvre que de belles choses il devait encore faire et sa vie âgée devait donner beaucoup. Corot, dit-on, va mieux, mais c’est fini et son œuvre est grande et achevée, mais Millet restera pourtant un personnage dans la peinture bien grand. On ne sait rien de l’exposition de son œuvre, mais je crois que réunir son œuvre sera magnifique.Une rétrospective des pastels et fusains de Millet a lieu le 11 juin 1875 chez Petit, rue Saint-Georges. Dans les années qui suivent sa mort les tableaux de Millet connaissent un succès sans précédent. Ses toiles s’arrachent à prix d’or pour retomber ensuite dans une longue période de discrédit. Ce sera un grand poème des champs que l’on comprendra surtout quand on verra tous les chants les uns à côté des autres. Ils s’expliqueront l’un par l’autre. Il y a chez lui une personnalité très grande caractéristique.

Il faut avouer que Whistler et Legros sont bien d’étranges personnages. Tout ce que j’entends dire d’eux paraît dépasser ce que j’aurais cru. Ici Manet est dans ce goût-là de plus en plus.

Ils me semblent bien tous farceurs. Je vous remercie bien de nous avoir envoyé Melle Esch. Mademoiselle Dubourg me charge aussi de bien des choses pour vous et Madame, elle a beaucoup regretté le départ de Melle Esch. J’ai entendu beaucoup de musique dans ce temps. Je vois Maître de temps en temps, on y fait de la musique, il me charge de vous dire bien des choses de sa part.Avant la guerre, Fantin aime se rendre le soir chez Maître, rue Taranne, pour l’écouter jouer avec Bazille. Après la guerre ces réunions reprennent lorsque Maître retrouve un nouveau partenaire en la personne d’Adolphe Jullien (1845-1932). Elles cessent durant l’année 1875.

On commence à Paris à jouer un peu de musique de Berlioz, il a fallu que par opposition aux allemands, on se souvienne de lui. Je crois que cela continuera. Nous avons entendu dernièrement l’Enfance du Christ qui est superbe.L’enfance du Christ de Berlioz, oratorio en trois tableaux. Créée le 10 décembre 1854, l’œuvre est un succès que Berlioz estime outrageant pour ses autres pièces. On est étonné qu’il faille tant de temps quand un homme a du talent, c’est seulement la Mort.Berlioz n’est véritablement reconnu par le public français qu’après sa mort. De son vivant, il est plus célèbre à l’étranger, particulièrement en Allemagne, qu’en France où ses détracteurs sont fort nombreux.

N’est-ce pas bien intéressant que les dessins d’Ingres, vous devriez voir ces portraits dessinés, malheureusement je n’ai pu trouver que celui de sa femme avec lui derrière.Ingres, Madame Jean-Auguste Dominique Ingres née Madeleine Chapelle ou Portrait d’Ingres et de sa femme, mine de plomb, 1830, collection Mrs. George F. Baker, Locust Valley, N.Y. Cette œuvre est également reproduite dans l’ouvrage d’Édouard Gatteaux, voir lettre 1875_02. Qu’il est joli, n’est-ce pas, l’homme étendu sur le ventre est là de son temps le meilleur à l’apogée. Les études des trois corps étendus sont des choses de jeunesse sortant de chez David.Voir lettre 1875_02 où il est déjà question de ces dessins. N’est-ce pas que voilà le réalisme.

Mérimée vous intéressera beaucoup. Je ne sais comment, en cherchant à Melle Esch des livres français, j’ai pensé à Mérimée. Je les relis, ce que je n’avais pas fait depuis longtemps, et voilà que cela n’avait pas été compris à l’époque où je les ai lus. Vous verrez, votre français devient la langue que l’on parlera peut-être dans l’avenir. On y sent tous les langages. Vous savez, je comprends très bien cela. J’espère que cela ne vous fait rien, et ne vous empêchera pas d’écrire. Il me semble que le ClubEdwin Edwards compte parmi les fondateurs du Hogarth Club 84, Charlotte Street, Fitzroy Square à Londres en 1858. Ce club réservé aux artistes élit ses membres. doit être, comme vous dites, bien ennuyeux et que vous avez raison sur les réunions d’Artistes. Rien ne vaut son intérieur. Je ne vois plus personne maintenant. Moi, je trouve qu’à nos âges tout cela n’est rien d’intéressant. J’aime mieux les purs bourgeois et la solitude fait travailler.

Adieu mon cher, ma lettre n’est pas ce que je veux vous dire, mais j’ai bien peu de temps.

Dites bien des choses de ma part à Madame.

H. Fantin