Perspectivia
Lettre1875_05
Date1875-04-04
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesManet, Edouard
Monet, Claude
Sisley, Alfred
Renoir, Auguste
Pissarro, Camille
Morisot, Berthe
Manet, Eugène
Millet, Jean-François
Corot, Jean-Baptiste Camille
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Legros, Alphonse
Cazin, Jean-Charles
Whistler, James Abbott MacNeill
Esch, Mlle
Maître, Edmond
Dubourg, Victoria
Mérimée, Prosper
Deschamps, Charles W.
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Paris
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Portrait de Miss Edith Crowe
F Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards

[Paris]

Dimanche soir 4 avril 75

Mon cher Scholderer

J’ai peu de choses à vous dire, mais il y a longtemps que je ne vous ai écrit. Je suis encore sous la fatigue du Salon. Je ne vous parlerai pas de mes tableaux,Fantin-Latour, Portrait de Miss Edith Crowe, F.739 et Portrait de Mr et Mrs Edwin Edwards, F.738. je ne peux les juger que lorsque je vais les revoir au Salon. On n’a pas beaucoup vu ce que j’envoyais. Je n’aime guère montrer à l’atelier, c’est toujours si peu ce que cela deviendra dans les salles de l’exposition.

Vous aussi vous trouvez, n’est-ce pas (vous me le dites dans votre lettre que je relis), que le portrait reste toujours la chose la plus difficile. Je suis tout à fait de votre avis. Je ne peux pas vous dire combien cela m’a donné de peine, et rendu malheureux, et découragé, et j’avais des modèles excellents et d’un dévouement …M. et Mme Edwards, pour leur portrait présenté au Salon. Je vous assure qu’ils se rappelleront longtemps ce portrait, Madame surtout. Tout à mon portrait, je les oubliais.

Je n’ai rien vu du Salon. Manet avait commencé le portrait de Faure, le chanteur de l’Opéra, en costume et dans son rôle d’Hamlet, et ne l’a pas achevé.Le tableau, Faure dans le rôle d’Hamlet (RW.257, 1877, huile sur toile, 196 x 130 cm, Essen, Folkwang Museum), sera présenté au salon de 1877. Il en existe également une esquisse du même nom conservée à la Kunsthalle de Hambourg (RW.256, 1877, huile sur toile, 196 x 129 cm, Hambourg, Kunsthalle). Jean-Baptiste Faure, très célèbre chanteur d’opéra, était le principal collectionneur de l’œuvre de Manet. Il posséda jusqu’à soixante-dix-sept tableaux de Manet. Le tableau le représente dans son rôle titre de l’opéra d’Ambroise Thomas, Hamlet, rôle qui le rendit célèbre. Il a envoyé un tableau qu’il avait fait cet été à Argenteuil,Pour le Salon de 1875, Manet ne présente qu’un seul tableau, Argenteuil (RW.221, 1874, huile sur toile, 149 x 131 cm, Tournai, musée des Beaux-arts). un canotier et une femme dans un bateau, derrière avec les voiles et les eaux de la Seine bleues. Cela ne me plaisait guère, cela était sous l’impression de Monet qui était à Argenteuil tout près de lui, qui séduit Manet beaucoup en ce moment. Je ne sais ce qui se passe en lui. Il est tout enchanté de ce monde là, Monet, Sisley, Renoir, Pizarro et Melle Morizot (Berthe).Fantin précise qu’il s’agit de Berthe pour qu’il n’y ait pas de confusion avec sa sœur Edma, peintre elle aussi mais mariée en 1869. Vous savez que Eugène Manet l’a épousée ? Il me paraît déraisonner complètement à ce sujet.

Après Millet, Corot. C’est terrible pourtant l’âge et l’œuvre de Corot sont achevés, mais Millet, il me semble que l’Art a perdu beaucoup en lui. Il n’avait pas achevé et son influence, même en ne peignant pas, se serait fait sentir. Il était si bien quand il parlait de son Art, et si instructif.Dans un article du journal Le Monde moderne, de décembre 1895, Arsène Alexandre rapporte comment Fantin lui raconta sa rencontre avec Millet : « Au Louvre, je rencontrais souvent Millet. Il était d’un accès un peu froid et brusque, mais j’ai eu l’audace de l’aborder, et nous avons parlé quelquefois. Comme j’étais jeune, j’avais mes partis pris, et Millet, avec sa finesse, s’en était aperçu. Un jour, il m’a mené devant le Saint Michel. “ Mais regardez donc ”, m’a-t-il dit, “ regardez ce tableau et apprenez à comprendre Raphaël ! Voyez combien ce mouvement est foudroyant et quelle force avait l’homme qui a conçu cela. Et ce paysage effrayant, ces rochers et ces flammes terribles. Un tableau qui a souffert évidemment de la maladresse des hommes, mais comme il demeure inattaquable et puissant. ” Et je vous assure que j’ai compris Raphaël, avec un ou deux mots de Millet, une façon à lui de me montrer un tableau. » Cité par Ferdinand et Julien Tempelaere, Projet de préface à un nouveau catalogue de l’œuvre raisonnée de Fantin (inédit, n.d.). Il savait si bien ce qu’il faisait, il le faisait si bien comprendre.

Votre horreur de l’Angleterre et des Edwards m’étonne bien, surtout que cela puisse vous ennuyer tant. Je ne songe guère, moi, à l’Angleterre et à Edwards en pensant à me fixer dans ce pays. Puis je vous dirais que tout cela est bien vague ; pourtant il me semble que c’est un bon endroit pour y vivre tranquille. La politique, la guerre et autres sottises s’y montrent moins souvent que chez les autres peuples. Je voudrais bien avoir encore 20 ans de vie sûre, tranquille pour quelques peintures que je veux faire.

Quant à Edwards et sa femme, nous sommes très bien ensemble. Nos affaires vont très bien, c’est la seule raison de nos relations, vous le savez bien.Il y eut pourtant une première escarmouche dans les relations d’affaires de Fantin avec les Edwards l’année précédente en 1874. Edwards avait en effet vendu à crédit à Deschamps des tableaux qu’il venait de recevoir de Fantin. Cela déplut au peintre et l’inquiéta.

Nous avons Legros ici, ainsi que Cazin que j’ai vu hier. Legros n’est pas venu me voir, pourtant il est très aimable me dit-on pour moi. Et Whistler, le voyez-vous, voulez-vous dire à Madame que je vous dirai tout ce qui me passe par la tête, mais que je maintiens que c’est la femme à être le meilleur conseiller. A nos âges, nous avons le besoin de pratiquer l’activité de production, il ne s’agit plus de philosopher, il faut agir. Eh bien, c’est aux femmes à faire agir l’homme. La femme n’est-elle pas très pratique ? N’est-ce pas Madame que l’abbé Aubin de MériméeFantin a envoyé des volumes de Mérimée aux Scholderer. Voir lettre 1875_04. est charmant.

Je vous prie de dire bien des choses de ma part à Mademoiselle Esch. Vous ne me dites si vous envoyez à l’Académie, pensez-vous possible de venir à Paris cette année, j’aimerais bien vous voir ici, car je n’ai guère idée de la possibilité de venir à Londres. Il serait bien agréable de nous voir maintenant depuis si longtemps et nos lettres ne suffisent vraiment pas.

Adieu, mon cher. Bien des choses à Madame. Manet se souvient de vous toujours avec plaisir et m’a chargé de vous dire bien des choses de sa part, ainsi que Maître, Mademoiselle Dubourg me charge pour vous de tous ses compliments.

Fantin