Perspectivia
Lettre1876_13
Date1876-08-30
Lieu de créationBayreuth
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesWagner, Richard
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Cornelius, Peter von
Lascoux, Antoine
Maître, Edmond
Lieux mentionnésParis
Munich
Francfort-sur-le-Main
Heidelberg
Bayreuth
Œuvres mentionnées

BayreuthFantin a une occasion tout à fait inattendue de se rendre à Bayreuth assister à la troisième série des représentations de L’Anneau des Nibelungen. Le juge Lascoux lui offre une place qu’il détient de Léon Leroy. Voir Adolphe Jullien, Fantin-Latour. Sa vie et ses amitiés. Lettres inédites et souvenirs personnels, Paris, Lucien Laveur, Librairie-Éditeur, 1909, p. 109-110. Fantin promet à ses amis restés à Paris de leur envoyer une lettre après chaque représentation du Ring. Quatre de ces lettres adressées à Maître sont conservées dans le Fonds Custodia, collection Frits Lugt, 1997-A.414-417.

Jeudi [30 août 1876]

Mon cher Scholderer

Votre lettre m’a fait grand plaisir, que la nouvelle du mieux de madame m’a rendu heureux.Il manque une lettre de Scholderer, aucune de celles conservées à Francfort ne témoigne d’un mieux dans la santé de Mme Scholderer. Dites-lui bien des choses de ma part je vous prie.

Quel Beau, Bon pays que l’Allemagne. Je viens d’assister à la Tétralogie de WagnerL’or du Rhin (Rheingold), La Walkyrie (Die Walküre), Siegfried, Le crépuscule des Dieux (Götterdämmerung) composent les quatre parties de ce drame musical de Wagner. et j’ai vu pour la première fois de l’enthousiasme artistique. Une vraie fête de l’intelligence. C’était magnifique tout cela. Malgré mon absence de savoir musical, malgré le peu de connaissances que j’avais de cette Œuvre, j’ai été transporté. Il y a plusieurs choses qui font oublier tout ce que l’on connaît de musique dramatique. Un ensemble qu’il a raison d’appeler l’Art de l’Avenir,Dans Das Kunstwerk der Zukunft [1850] (dans Gesammelte Schriften und Dichtungen, Leipzig, Fritzsch, t. III, 1887) Richard Wagner se fait l’apôtre du Gesamtkunstwerk, œuvre d’art totale, qui réunit les arts particuliers, indûment séparés. A travers cette coopération des arts, il cherche à atteindre l’œuvre d’art idéale. musique, situation dramatique, décors, mise en scène, costumes, effets féeriques parfois et même souvent, c’est complet. La seule difficulté pour moi, c’est la longueur des récits que j’attribue à mon ignorance de la langue. J’avais bien la connaissance des sujets, de chaque scène, mais cela ne suffit pas, je crois, car j’entends dire qu’il y a des choses fort belles dans le dialogue.

Le Rheingold presque complètement superbe, vous n’avez pas l’idée du début comme effet ces filles du Rhin, nageant, chantant, musique, effet du décor, d’un goût poétique superbe.Voir également lettre à Maître (Fonds Custodia, collection Frits Lugt, 1997-A.414) dans laquelle Fantin raconte sa première soirée à Bayreuth, elle est citée par Jullien 1909, p. 111-112. Dans la Walküre, des choses d’une passion superbe, violence magnifique. Siegfried est peut-être des poèmes le plus féerique, le réveil par Siegfried de Brünnhilde est un chef-d’œuvre admirable, un duo admirable, jamais on n’a entendu une plus grande passion dans le Götterdämmerung. Rien de plus grandiose que la marche funèbre de la mort de Siegfried.

L’ovation faite à Wagner hier soir a été superbe et émouvante, il est venu dire quelques paroles avec une tenue très simple, les cris, les chapeaux et les mouchoirs en l’air, les fleurs, les bouquets, couronnes, j’ai été enlevé. Ah ! Chez vous on aime le talent, il y a de la vie. On aime, on croit. Je ne crois pas en sortant de là que l’on puisse encore discuter sa valeur. Il possède cette tyrannie, ce despotisme du génie. On résiste d’abord, on discute, il vous prend, il vous enlève alors on est enthousiasmé. Il n’y a pas [à] dire. Je crois même que nous autres artistes, nous devons le comprendre mieux peut-être même que les musiciens. Partout il y a un artiste. Je voyais sa pensée dans tout, décors, costumes, effets, poses, on le voit partout, toujours lui, il y a des choses qui m’ont enchanté comme peintre !

La marche des guerriers portant le corps de Siegfried mort dans son bouclier, le cortège de chaque côté, l’effet de lune qui les éclaire, par moments de légers nuages descendent tout doucement sur ce cortège et le voilent par instants, puis enfin les cachent et alors on entend la musique seule qui va bientôt diminuant, enfin le théâtre en est rempli et on passe à une autre scène, c’est superbe, le sommet de l’émotion complète. Le début du Rheingold à l’orchestre, murmure sourd des eaux, le rideau s’écarte (vous savez qu’il ne se lève pas dans son théâtre) et l’on distingue à peine, puis cela devient verdâtre puis, petit à petit, on voit des ondulations, puis des roches, puis les eaux s’éclairent, des formes s’agitent, des femmes viennent, s’en vont en chantant. C’est unique et dans la féerie et dans la musique. Le réveil par un baiser de Siegfried. Brünnhilde salue le soleil et la vie qui lui revient. D’abord accompagnée par l’orchestre puis soupire et chante. Non, on a rien écrit de si beau, j’étais transporté.

J’ai vu Wagner de très près hier soir. Nous nous étions glissés dans les coulisses, là il disait adieu a son monde.Fantin fait une description de cette même soirée à Maître (Fonds Custodia 1997-A.417) ; voir aussi Adolphe Jullien, Fantin-Latour. Sa vie et ses amitiés. Lettres inédites et souvenirs personnels, Paris, Lucien Laveur, Librairie-Éditeur, 1909, p. 118-119. C’était très simple et émouvant. Je vous envoie un portrait de lui très ressemblant, il paraît éteint, il me fait peur. On dirait qu’après cette gloire il va finir !

J’ai couru si vite que je n’ai pas vu grand-chose en passant la vallée du Neckar très charmante et Heidelberg, mais tout cela trop vite. Oh que la bière est bonne ici ! Les gens paraissent très doux, on est partout très aimable pour nous. Je veux aller à Francfort certes, mais cela va dépendre du séjour de Munich, où je me fais une fête de voir la galerie et suis bien curieux de voir la peinture de Cornelius et les choses modernes. Adieu Je vous écrirai sitôt mon retour à Paris. Fantin.