Perspectivia
Lettre1877_05
Date1877-07-02
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesScholderer, Luise Philippine Conradine
Edwards, Ruth
Wagner, Richard
Lascoux, Antoine
Edwards, Edwin
Esch, Mlle
Dubourg, Victoria
Poe, Edgar Allan
Baudelaire, Charles
Legros, Alphonse
Fabre
Duranty, Louis
Berlioz, Hector
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Paris
Œuvres mentionnéesF Scène première du Rheingold
F Finale du Rheingold
S Lesendes junges Mädchen mit weissem Hut, Kopf im Schatten (jeune femme au chapeau blanc lisant, le visage dans l'ombre)

8 Clarendon Road Putney Surrey

2 juillet 1877

Mon cher Fantin,

Je suis, cette fois-ci, plus que honteux de ne pas avoir répondu à votre aimable lettre ; ma femme non plus n’a aucune excuse de ne vous avoir pas remercié de celle que vous lui avez écrite.Lettre de Fantin à Mme Scholderer datée du 2 juin 1877 dans laquelle il remercie Mme Scholderer des nappes qu’elle a envoyées et se désole du mauvais placement de Scholderer à la Royal Academy (Fonds Custodia, collection Fritz Lugt). La cause de mon silence était surtout l’état de ma santé qui n’était pas brillante, puis le manque de succès à l’Académie et en général dans ce que je fais y a aussi contribué. Soyez donc, je vous prie, indulgent pour notre paresse. Nous vous remercions de tout cœur de votre aimable invitation de venir à Paris et être avec vous, et vous pouvez croire combien nous regrettons de ne pas pouvoir l’accepter en ce moment, j’espère toujours encore que peut-être plus tard ce sera possible, mais je ne suis pas sûr du tout.

Je dois travailler encore pour six à huit semaines pour gagner un peu d’argent, car les portraits ne m’ont pas payé mes dépenses cette année, j’espère de pouvoir vendre une, Madame Edwards vous l’a écrit, je crois ce sont des sujets pour plaire au public et je crois que j’ai réussi en cela. Je n’ai pas eu de succès à l’Académie, vous le savez, les deux toiles les plus importantes ont été refusées, la prochaine fois je n’enverrai pas seulement des portraits, peut-être une nature morte ou un paysage.

Vos dernières fleurs que j’ai vues chez Edwards m’ont beaucoup plu comme toujours, le pot avec les différentes fleurs de printemps,Fantin-Latour, Fleurs (Gerbe de printemps, narcisses, jacinthes, tulipes, giroflée jaune, coucous, impériales, dans une jardinière désargentée ; sur la table, branche de cerisier ; fond sombre, F.840). surtout qui est d’une vigueur étonnante aussi les pionies« Pionies » signifie pivoines. d’un rouge bien fort, sont extrêmement bien. Vos esquisses m’ont bien plu, surtout la femme avec l’enfant. Mais il faudrait pouvoir causer de cela. Mme Edwards m’annonce encore des nouvelles lithographies que je suis fort curieux de voir. Il y a bien longtemps que les concerts de Wagner sont passés,Wagner donne une série de huit concerts à Londres en mai 1877 au Royal Albert Hall afin de financer le Festival de Bayreuth. j’en ai entendu un, le départ de Wotan m’a fait la plus grande impression et le chœur des trois filles du Rhin, mais cela doit être bien autre chose sur la scène. Wagner m’a fait une impression presque désagréable, je crois qu’il était furieux à ce que qu’on m’a dit dans ce concert, je ne sais pas à cause de quoi. Nous avons passé une charmante soirée, à Greenwich, avec Monsieur et Madame Lascoux qui est vraiment un charmant homme, aussi Madame a été très aimable, nous étions tous très gais et le dîner a été un succès, comme on dit ici. Edwards était un peu faible et cela l’a rendu plus aimable, Mme Edwards n’a pas dit un mot et n’a pas mangé un petit poisson, mais tout le monde est habitué à la voir comme cela, et on n’était pas moins gai pour cela.

18 juillet : voilà encore bien longtemps que ma lettre est commencée, j’ai souffert depuis de mes maux d’estomac qui m’ont quitté rarement, et les derniers jours de deux abcès aux dents, ce qui était très pénible. Mais maintenant, il faut que je vous envoie un mot, je crains que vous soyez très fâché et je ne vous ai pas encore remercié des deux lithographies qui m’ont fait grand plaisir. Vous vous servez de ce moyen avec tant de liberté que cela engage à en faire aussi. Je trouve l’Eau-forte bien difficile, on ne voit pas ce qu’on fait et je ne trouve aucune satisfaction à tirer profit du hasard comme quelques personnes font, mais il me semble que la lithographie aurait beaucoup d’intérêt pour moi. La grande du Rheingold que j’ai vue chez Edwards, m’a beaucoup plu, cela fait un bien beau tableau.Scholderer connaissait déjà la lithographie de la Scène première du Rheingold, H.8, il s’agit donc vraisemblablement de la Finale du Rheingold, H.18. Je regarde bien souvent vos dessins et ils m’apprennent quelque chose toutes les fois.

Comme je voudrais être avec vous, quel plaisir pour nous deux ce serait d’aller à Paris. Mais je ne crois pas que ce sera possible. Il paraît que les Anglais vous laissent justement gagner autant d’argent que pour pouvoir vivre dans leur pays, pas pour faire des voyages, et le confort qu’ils ont établi, ils vous le font payer bien cher. Je voudrais bien être un peu plus fort, j’ai ri que l’autre jour Mme Edwards vous a écrit comme elle m’a dit que je me portais très bien, puisque j’avais bien souffert dans ces jours ; je peux dire qu’il y a peu de jours dans la semaine que je ne souffre pas, ce ne sont pas de grandes douleurs, mais cela vous gâte la vie et vous ôte la force pour travailler. Je vous assure que le soir je ne suis pas capable à écrire une lettre sans que cela me fasse du mal.

J’ai commencé un petit tableau une fille lisante, la tête inclinée et dans l’ombre, un chapeau blanc, les bras nus et décolletée, c’est un beau sujet, mais bien difficile surtout la tête, comme toujours, me fait beaucoup de difficultés.Scholderer, Lesendes junges Mädchen mit weissem Hut, Kopf im Schatten, B.159, d’après la lettre 1877_07, il s’agirait de la répétition d’un tableau. Je dois finir encore quelques petits tableaux pour les Expositions : Si nous avons de l’argent, peut-être nous irons vous voir au mois de novembre – mais c’est tout à fait incertain, un beau rêve. Je n’avais jamais lu les choses de Edgar Poe, j’ai lu un de ses volumes, je me rappelle ce que vous m’avez raconté de lui et cela m’a bien intéressé, des petites choses comme Morella etc. sont d’une finesse exquisite et d’une grande originalité, je l’ai lu dans la traduction de Baudelaire qui me paraît être superbe.Morella d’Edgar Allan Poe fait partie du recueil des Histoires extraordinaires traduites par Charles Baudelaire et éditées en 1856.

Les Edwards sont partis pour la campagne, lui est toujours souffrant, je ne l’ai plus vu. Il me semble que l’état de sa santé est bien alarmant, il vous fait l’effet d’un homme brisé qui se relèvera plus. Certainement, celui qui lui a conseillé d’être un artiste (je crois Legros s’est vanté de cela avec un air sardonique) lui a fait le plus grand tort,Legros avait initié Edwards à l’eau-forte, voir Edmond Duranty, « Edwin Edwards peintre et aquafortiste », dans Gazette des Beaux-Arts, Courrier européen de l’art et de la curiosité, novembre 1879, p. 438-442. il n’a fait que des folies depuis et mené une vie apparemment tranquille mais bien désordonnée, avec cela les incitations de sa femme et tant de bêtises dans sa vie artistique, vouloir se mêler dans tout, c’était trop fort pour lui, mais surtout le manque de succès. Cette fois, il n’a pas voulu prendre ni toile, ni couleurs à la campagne et dit qu’il a fait la même chose en peinture il y a 14 ans déjà. C’est un triste progrès qu’il a fait comme connaissance de soi-même.

Mlle Esch est avec nous depuis quelques jours, elle était très malade aussi et est si faible que nous sommes bien inquiets ; depuis sa maladie, l’année passée, elle ne peut pas recouvrir ses forces. Elle va écrire à Madame Fantin pour introduire chez elle une demoiselle FabreMlle Fabre est recommandée par Mlle Esch et les Scholderer aux Fantin. Elle apprécie la musique et Scholderer imagine qu’elle pourra accompagner Mme Fantin au piano. dont la connaissance elle a fait ici. Nous l’avons vue quelques fois chez nous et sommes persuadés qu’elle est une fille excellente, très bonne, elle doit être une pianiste, mais il me semble que son talent artistique est borné, elle n’est pas encore à la hauteur de Wagner, mais croit apprécier Berlioz. Vous jugerez vous-même, il me semble qu’elle vous plaira, elle est un peu réservée la première fois, mais au fond elle est très gaie et très naturelle.

Maintenant il faut que je finisse ma lettre, ma paresse m’a privé du plaisir d’avoir des nouvelles de vous, j’espère que vous ne me la ferez pas payer trop cher, vous savez que nous pensons toujours à vous ! Ma femme me charge de vous dire tous les deux bien des choses de sa part et je vous prie de saluer bien Madame. Écrivez bientôt je vous en prie.

Votre Ami OScholderer