Perspectivia
Lettre1878_06
Date1878-05-03
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesEdwards, Edwin
Edwards, Ruth
Millais
Legros, Alphonse
Whistler, James Abbott MacNeill
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Dubourg, Victoria
Esch, Mlle
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Paris
Paris, Salon
Londres, Grosvenor Gallery, 51a New Bond Street
Œuvres mentionnéesF La lecture
S Young Girl in a Fancy Costume (jeune femme costumée)
S W.H. Pole Carrew, Esq.
S Wondering (étonnement)
F Fleurs
F La famille Dubourg
S The Last Chord/ Verhallende Akkorde (le dernier accord)

8 Clarendon Rd Putney

3 May [18]78

Mon cher Fantin,

Je vois par votre bonne lettre, que j’ai reçue hier et dont je vous remercie bien, que vous n’avez pas reçu la mienne que je vous ai envoyée le 10 avril. Je le regrette bien au point de vue de ce que je vous ai écrit dans cette lettre. Je vous ai longuement écrit mon opinion sur l’affaire avec Edwards, mais puisque la lettre ne reviendra pas, je veux tâcher de vous dire mes idées encore une fois. Mais d’abord, je veux vous dire qu’on a donné une assez mauvaise place à votre tableau ici, dans un coin noir, vous savez que ces Anglais ne plaisantent pas dans leurs affaires et se donnent les meilleures places.Fantin-Latour, La lecture, F.824. Mais tout de même votre tabl. fait très bien, mais on va dire que c’est noir, moi je l’aime beaucoup. Un petit tableau de moi est justement au-dessus du vôtre et la bonne compagnie fait que je me réconcilie avec la place. Un de mes portraits est bien placé, le troisième, le meilleur, à la place la plus mauvaise de tous.Scholderer expose Young Girl in a Fancy Costume, B.160, W.H. Pole Carew Esq., B.161, Wondering, B.162. Mais ici il faut être content de ce qu’on vous offre.

La question à propos des portraits je crois est ainsi. Les E. ont des remords qu’ils vous ont gâté l’affaire avec vos fleurs, ils disent qu’elles ne se vendent plus et pour cette raison ils sont très empressés de vous faire voir des portraits. Je crois que vous feriez bien de les accepter, au moins ceux qu’ils vous conviennent, et je vous ai engagé à venir ici après leur avoir demandé pour qui les portr. sont et après avoir arrangé les séances, c’est très nécessaire ici, parce que les gens ont leurs fantaisies ici, et peut-être si vous veniez ici vous diraient qu’ils se sont décidés de ne pas avoir leurs portraits. Il est bien entendu que c’est seulement mon avis, si vous gagnez assez d’argent avec autre chose pour vivre, vous auriez tort de venir ici, mais on paye bien et puisque ce ne sont que des têtes qu’on vous demande, c’est une affaire qui vous prend pas beaucoup de temps et est lucrative.

Le temps est si mauvais, la guerre me paraît assez sûre, il y a à réfléchir là-dessus.A l’issue d’une guerre brève contre les Turcs (avril 1877-mars 1878) dont les Russes sortent victorieux, le traité de San Stefano permet à la Russie de gagner en puissance. La Grande-Bretagne conteste le traité dont elle juge les clauses inquiétantes pour l’équilibre européen et envisage d’entrer en guerre contre la Russie. L’été va venir bientôt et les gens penseront à autre chose. Moi je suis sûr que les Edwards ne sont pas guidés par un autre raisonnement. Je vous ai écrit ensuite que, à votre place, je tâcherais de me défaire entièrement des Edwards, sa femme n’est pas la personne à attirer des acheteurs et une fois que les marchands ici savent que les Edw. prennent une commission de vous, ils ne veuillent plus les tableaux, ils aiment avoir la commission tout entière. Maintenant si Mad. E. avait une boutique, ce serait autre chose, là elle pourrait avoir une clientèle, mais pas quand elle est moitié artiste et moitié marchand, il me semble que bien des gens n’aiment pas aller la voir, elle n’est pas la personne pour faire le commerce. Si vous vous adressiez à un des marchands ici, et lui promettiez toutes vos fleurs pour les prix que vous donnez les E., j’en suis certain, que vous feriez des affaires avec lui. C’est ce que je pense. En ce cas, je me chargerais avec plaisir de faire vos propositions à n’importe quel marchand. Mais peut-être que votre opinion est entièrement différente de la mienne.

A l’académie, il y a un très bon portrait de Millais et un très beau tableau de lui, les deux fils du roi Edward qu’on a assassiné au Tower, c’est simple et naturel, charmant, très réussi.Millais, The Princes in the Tower, 1878, huile sur toile, 147 x 91 cm, Londres, The Royal Holloway Collection. L’Exposition est comme à l’ordinaire. Mad. E. a envoyé vos rosesFantin-Latour, Fleurs, F.239. Scholderer commet ici une erreur, Fantin n’a pas offert ce tableau à Mme Edwards lors de son premier séjour en Angleterre, mais lors du second. dont vous lui avez fait cadeau à votre première séjour à Londres, des roses blanches dans un verre, on lui a donné une place assez sombre, mais on peut nommer cela très bien placé pour un étranger. J’ai vu aujourd’hui la Grosvenor gallerie qui a quelques choses intéressantes, LegrosEn 1878, Legros expose notamment Le repas des pauvres, 1877, huile sur toile, 113 x 142 cm, Londres, Tate Gallery ; La tombée du jour ou le promeneur fatigué, 1878, huile sur toile, 150 x 107 cm, Sunderland, Museum and Art Gallery. y est représenté comme à l’ordinaire, c’est tout inachevé, on dirait qu’il aime pas beaucoup la peinture lui-même, Whistler est toujours le même, un de ses portraits me plaît beaucoup, une dame en velours bleu foncé et chapeau velours foncé vert, mais en somme la galerie ne contient pas un grand nombre de choses fort intéressantes.Vraisemblablement Arrangement in Blue and Green (YMSM.193, sans autre précision) ; la notice du catalogue raisonné de l’œuvre de Whistler retranscrit les comptes rendus de la presse artistique de l’époque qui coïncident avec la description qu’en fait Scholderer. Je suis curieux ce que vous dites des choses anglaises à votre Exposition. J’aimerais bien voir votre tableau du Salon puisque vous en êtes si content, cela doit être une merveille, vous l’avez fait très vite il me semble.Fantin-Latour, La famille Dubourg, F.867.

Ma femme est allée samedi en Allemagne pour voir et soigner sa sœur qui doit mourir aussi, c’est la dernière de sa famille. C’est bien triste, quoiqu’on ne peut que souhaiter la mort à la pauvre fille qui a été dans une maison de santé, pendant des années. J’ai conseillé à ma femme d’y aller, quoique je suis certain que cela lui fera du mal. Mais quand on a perdu toute sa famille, sans avoir dit adieu à aucun, on doit prendre congé au moins du dernier. Je suis seul ici et c’est bien triste, je serais venu vous voir si j’avais eu du succès à l’Académie, mais la chance pour cette année est encore une fois perdue. J’aurais vendu mes tableaux, je crois, s’ils avaient eu une bonne place, mais personne ne les verra. Vous ne dites pas ce que Madame a envoyé au Salon ? J’espère qu’elle aura une bonne place.

Edwards est très content qu’on a reçu son tableau, il est comme un enfant, mais j’en suis content, car le refus lui aurait fait bien du mal. Il me paraît assez bien portant, mais il souffre quelquefois bien de la tête et perd la mémoire pour quelque temps. J’ai commencé un tableau avec trois figures, des femmes qui font de la musique.Jutta Bagdahn estime que Scholderer fait ici référence à The Last Chord, B.226, qu’il n’expose pourtant qu’à l’exposition de la Royal Academy de 1883. Si ce n’est le thème, rien ne justifie l’assimilation de l’œuvre mentionnée dans cette lettre à The Last Chord qui n’est d’ailleurs pas de petite taille, il est plus vraisemblable qu’il s’agisse ici d’une première version de ce sujet. Je ne trouve pas que c’est plus difficile de faire trois qu’une seule figure, au contraire le tableau est petit. Je n’ai pas pu achever mon tableau de la dame, ce sera pour l’année prochaine, elle doit poser bientôt maintenant. Comme le temps est superbe, je ne me rappelle pas un printemps qui était plus beau, comme cela doit être délicieux à Paris ! Je ne sais pas quand ou si nous viendrons à Paris, il faut économiser quand on a pas de succès. Comment va Mlle Esch, comment sont ses prospects ? Adieu mon cher ami, bien des choses de Madame de ma part et à Mlle Esch. Écrivez-moi bientôt. Votre Ami

Otto Scholderer