Perspectivia
Lettre1879_11
Date1879-05-05
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesScholderer, Luise Philippine Conradine
Fabre
Dubourg, Victoria
Esch, Mlle
Dubourg, Charlotte
Edwards, Edwin
Whistler, James Abbott MacNeill
Manet, Edouard
Degas, Edgar
Ruskin
Zola, Émile
Delacroix, Eugène
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Edwards, Ruth
Renoir, Auguste
Sisley, Alfred
Cézanne, Paul
Pissarro, Camille
Monet, Claude
Bazille, Frédéric
Dreyfus, Alfred
Riesener, Léon
Morisot, Berthe
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Paris, Exposition impressionniste, 4e exposition, 28 avenue de l´Opéra
Londres
Paris
Paris, Musée du Luxembourg
Paris, Musée du Louvre
Paris, galerie Durand-Ruel
Paris, Salon
Londres, Grosvenor Gallery, 51a New Bond Street
Paris, Salon des arts décoratifs
Paris, galerie Georges Petit
Œuvres mentionnéesS Porträt der Luise Scholderer (portrait de Luise Scholderer)
S Portrait of a Lady - Flämische Bauersfrau in malerischer Nationaltracht (paysanne flamande en costume national)
F Un atelier aux Batignolles
F Portraits ou la leçon de dessin dans l'atelier
F Fleurs (hortensias, giroflées, deux pots de pensées)

[Paris]

Lundi 5 mai 1879

Mon cher Scholderer,

J’ai tardé à vous répondre, mais vous n’avez pas l’idée combien j’en avais l’envie, mais toujours occupé, trop pour vous écrire tout ce que j’ai à vous dire. Je prends toutes les lettres que vous m’avez écrites pour y répondre. Je suis honteux !

D’abord avant tout je vous remercie du vernissage et de la lettre que vous m’avez écrite en dernier, quelle bonne nouvelle ! Votre lettre m’a fait grand plaisir, que je suis content c’est tout pour moi l’Academy, cela fait aller le commerce n’est-ce pas, et j’ai besoin de l’Angleterre, surtout Paris, c’est de la fantaisie et de la vanité.

Je suis bien fâché que le portrait de Madame soit si haut.Scholderer, Porträt der Luise Scholderer, B.177. Vous pouvez n’être pas content pour le portrait de la dame, mais je crois que la dameScholderer, Portrait of a Lady – Flämische Bauersfrau in malerischer Nationaltracht, B.171. sera bien contente d’être dans le Salon d’honneur. Vous avez dû avoir de nos nouvelles par Mademoiselle Fabre qui devait vous dire tous nos compliments et qui a dû vous dire le plaisir que nous avions d’être à l’Academy et si bien placés. Nos santés ne vont guère bien. Ma femme et Mademoiselle Esch, Mademoiselle Charlotte, je ne sais plus qui encore, tous nous n’allons guère bien. Nous n’avons que du vilain temps.

Edwards aussi me paraît aller bien mal.

Je voudrais bien voir les esquisses que vous faites en ce moment. Pensez-vous aller faire des tableaux à la campagne, nous avons l’idée si Edwards allait mieux d’aller vers Juillet à Londres.Les Fantin ne retourneront à Londres qu’en juin 1881. Y seriez-vous à cette époque ?

J’ai vu Whistler ici, il est venu me voir. Je l’ai retrouvé comme autrefois, très aimable mais parlant de lui et encore de lui. De vous, d’Edwards, de Londres, de l’Académie je n’ai rien pu savoir. Il m’a dit qu’il pensait l’année prochaine exposer ici. Il était ravi de ce qu’il venait d’envoyer à GrosvenorWhistler expose à la Grosvenor Gallery à Londres Arrangement en marron et noir : portrait de Rosa Corder, YMSM.203, 1876-1878, huile sur toile, 192,4 x 92,4 cm, New York, Frick Collection ; Harmonie en jaune et or : Portrait of Connie Gilchrist, YMSM.190,1873, huile sur toile, 217,8 x 109,5 cm, New York, Metropolitan Museum of Art ; deux Nocturnes, cinq pastels et des gravures. et des sept éditions de sa brochure.En décembre 1878, Whistler publie le premier d’une série d’opuscules à couverture de papier brun, Whistler v. Ruskin : Art and Art Critics, dédiée à Albert Moore, dans lequel il rassemble des extraits de critique d’art qu’il commente. Il a paru enchanté quand ma femme lui a dit qu’elle l’avait lu dans l’Original. Avez-vous été à Grosvenor, parlez-m’en donc. Il a vu Manet et Degas qui l’a beaucoup occupé avec les cadres coloriés à sa manièreDegas a porté beaucoup d’attention à l’encadrement de ses tableaux. L’abandon des cadres dorés et sculptés au profit de cadres peints fait partie des innovations présentées dans les expositions impressionnistes. Whistler s’était soucié du traitement de ses cadres dès 1873 et estime que Degas copie « sa manière ». dit-il. Nous avons une exposition ici des peintres indépendantsQuatrième exposition des impressionnistes, du 10 avril au 11 mai 1879, 28 avenue de l’Opéra. Sous l’influence de Degas, le titre de l’exposition est : Exposition d’un groupe d’artistes indépendants. Quinze artistes y participent. Renoir (qui expose au Salon) et Sisley en sont absents, ainsi que Cézanne. Pissarro et Monet dominent avec 38 et 29 tableaux. Caillebotte et Monet exposent aussi de nombreuses toiles. Pour la première fois l’exposition est moins combattue et rencontre un certain succès public et critique. comme ils s’appellent au lieu d’Impressionnistes. Degas est toujours ce qu’il y a de mieux, mais pour moi vraiment trop singulier. C’est vraiment dommage de voir un artiste si distingué qui fait tant de manières.

J’ai vu ce matin Manet gai comme d’habitude, avec un entrain toujours de même. J’ai vu là un joli pastel, Portrait de Madame ZolaManet, Portrait de Madame Émile Zola, RW.13, 1879, pastel sur toile et châssis, 52 x 44 cm, Paris, musée d’Orsay. (avez-vous lu l’Assommoir ?L’Assommoir d’Émile Zola. Le roman paraît dans son intégralité en janvier 1877. Émile Zola 1840-1902), ami de Manet et de Cézanne, porte un intérêt majeur à la peinture de son époque. Il commence à écrire en tant que critique d’art et ses comptes rendus des Salons sont très populaires. Jusqu’en 1882 il publie presque tous les ans ses commentaires sur le Salon annuel. Il rend également compte en 1874, 1876 et 1879 des expositions impressionnistes et écrit en 1886 un roman à clef, L’œuvre, dans lequel on retrouve un grand nombre d’artistes qu’il fréquente. En 1866 il fait la connaissance de Manet, Monet, Renoir, Degas, Bazille, Fantin, Sisley et fréquente le café Guerbois. Scholderer y rencontrera probablement Zola lors de ses séjours de 1868, 1869 et 1870. Zola figure dans Un atelier aux Batignolles, F.409, probablement en tant que défenseur de Manet dans la presse. Les commentaires de Zola sur les œuvres de Fantin exposées au Salon sont plutôt élogieux. Fantin, de son côté, est plus réservé sur les romans du maître de Médan, peut-être indigné par la publication de L’œuvre qui met en scène ses amis de jeunesse. Fantin soutiendra cependant Zola dans son engagement pour la défense de Dreyfus. Ici c’est le grand bruit du moment, on ne parle partout que de Zola !) J’ai vu aussi un joli tableau représentant un déjeuner dans un restaurant,Manet, Chez le père Lathuille, RW.291, 1879, huile sur toile, 92 x 112 cm, Tournai, musée des Beaux-Arts. c’est très bien commencé.

Notre Salon ouvrira le 12, nous irons vernir le 11.

Vous me parlerez, n’est-ce pas, de ce que vous trouvez intéressant. Ce malheureux rouleau égaré ou volé vous a bien occupé, j’en suis bien fâché. En effet j’ai signé mais une seule fois et il devait y avoir place pour deux signatures pour les deux rouleaux. Ne sachant pas ce que je devais recevoir, j’ai signé que pour le rouleau que je recevais. J’ai été très content que mes lithographies vous aient fait plaisir. Je vais vous en envoyer une que je crois vous n’avez pas.

Je vous enverrai aussi un dessin reproduit dans un journal (Les Beaux-Arts Illustrés) c’est un procédé moitié photographique, mais qui reproduit assez bien le dessin. Je l’ai fait d’après un tableau de Riesener.Léon Riesener (1808-1878), peintre, cousin de Delacroix. Il est l’élève de son père et de Gros. Il expose régulièrement au Salon de 1833 à 1878. Il passe pour un précurseur de l’impressionnisme et influence particulièrement Berthe Morisot dont il est un ami. Fantin fut proche de Riesener qu’il côtoyait au Louvre et dont il admirait le talent. Il organisa au profit de sa veuve la vente de ses œuvres et en acquit plusieurs. Le dessin qu’évoque Fantin est Riesener (D’après. Bacchante), crayon noir sur papier vergé blanc, 30 x 34 cm. Il est reproduit dans Les Beaux-Arts illustrés, 1879, n° 10, 3e année. Le connaissez-vous ce peintre, la dernière fois que vous étiez à Paris, je vous montrais une bacchanteRiesener, Bacchante, 1855, huile sur toile, 110 x 135 cm, Paris, musée du Louvre. Ce tableau avait appartenu à Delacroix. se roulant par terre avec un tigre au musée du Luxembourg. Nous regardions comme le torse était d’un joli ton et modelé. Vous en souvenez-vous, je l’ai connu. Il est mort l’année dernière. Il était cousin de Delacroix. Sa veuve m’a montré ses dessins et je me suis chargé de les ranger, de débrouiller tout ce qu’il a laissé. Cela m’a beaucoup pris de temps mais m’a très intéressé. J’ai arrangé chez lui, dans sa maison, une exposition de tout ce que nous avons pu trouver et cela était fort beau et du plus grand intérêt. Il y a eu une venteLa vente a lieu à la galerie Georges Petit. Catalogue de la vente qui aura lieu par suite du décès de M. Riesener [...], les Jeudi 10 et Vendredi 11 Avril 1879 [...], [par le ministère du] commissaire-priseur Me Charles Pillet [...], [assisté de l’]expert M. Georges Petit [...], Paris, 1879. où j’ai acheté bien des choses et vous me permettrez de vous envoyer différentes choses que vous trouverez très bien, je suis sûr. Il a fait quelques figures nues de femmes superbes, d’une très belle peinture, des portraits au pastel qui ont fait grand bruit. Je me rappelle étant très jeune, on était attroupé au Salon devant ses portraits. On riait et maintenant on les a admirés beaucoup. C’est peut-être ce que l’on a fait de mieux, de plus vrai depuis ceux d’Ingres. Il a fait aussi beaucoup de paysages devançant bien les Impressionnistes de toutes sortes.

Ce qui m’a retardé encore à vous écrire c’est que je viens de faire pour madame Edwards des fleurs. Je voudrais que vous puissiez voir des hortensias, des giroflées et pensées.Fantin-Latour, Fleurs (Hortensias, giroflées, deux pots de pensées), F.937. Il me semble que c’est un des meilleurs tableaux de fleurs que j’ai faits. Je ne vous ai rien dit je crois sur mon tableau du Salon de Paris.Fantin-Latour, Portraits ou la leçon de dessin dans l’atelier, F.920. Il m’a tellement fatigué que cela m’a été pénible. Je ne sais qu’en dire, ces deux jeunes demoiselles étaient charmantes, elles auront peut-être du succès. Il me semble que l’ensemble était mieux réussi que par le passé. J’irai, je crois, cet été au fond des bois me reposer comme qui dirait – Fontainebleau. Car le séjour à Londres serait au plus 8 jours pour montrer Londres à ma femme. Pour nous voir, il faudrait tâcher de s’entendre pour trouver un endroit calme, car je suis exténué ! Dites bien des choses de nous deux à madame et de la part de Mademoiselle Esch et pour vous mon cher Scholderer toutes nos amitiés. H. Fantin