Perspectivia
Lettre1883_04
Date1883-12-26
Lieu de créationEastbourne, Sussex
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDubourg, Charlotte
Dubourg, Hélène
Dubourg, Jean-Theodore
Scholderer, Viktor
Legros, Alphonse
Scholderer, Adolphe
Magnus, Hermann
Edwards, Ruth
Schumann
Thoma, Hans
Lenbach, Franz Seraph von
Dubourg, Victoria
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Francfort-sur-le-Main
Francfort sur le Main, Kunstverein
Manchester
Paris, Salon
Londres, Institute of Painters in Oil Colours
Marbourg
Œuvres mentionnéesF L'étude, pde, portrait de Sarah Budgett
F Le poète et la Muse
F Nuit de printemps
S The Masqueraders/ Die Maskierten - Vor dem Kostümball (Les costumés - avant le bal costumé)
F Autoportrait
S Fresh Herings  ! / Frische Heringe  ! ( Harengs frais  ! )

Eastbourne, Sussex

35. Gildridge-Road

26 déc. [18]83

Mon cher Fantin,

Il y a bien longtemps que je ne vous ai écrit, même plus longtemps qu’à l’ordinaire, mais cette fois la cause est que je n’avais à vous écrire ni des choses agréables, ni des événements intéressants. Nous avons passé neuf semaines en Allemagne, retenus là-bas par la maladie de Victor, ce qui nous a causé beaucoup de soucis ; c’était à Marburg, la saison étant déjà avancée, je n’ai pas même pu travailler et faire ce que je voulais. Nous avions passé déjà trois semaines au bord de la mer, avant d’aller en Allemagne, à cause de la santé de notre petit garçon, il souffre surtout d’indigestion par conséquent d’un foie trop grand comme notre médecin en Allemagne disait ; il faut le traiter avec beaucoup de prudence et de soins, on dit qu’au bout de quelques années il deviendra plus fort ; espérons-le ; sa maladie ne l’empêche cependant pas d’être très gai et amusant, il dessine beaucoup mais exclusivement des locomotives, le chemin de fer lui a toujours fait la plus grande impression.

Nous avons passé un mois à Francfort, demeurant avec mon frère aîné ;Adolphe Scholderer (1833-1894). le temps cependant passait vite, je n’ai rien fait que des visites chez nos amis et comme c’était la cinquième année que nous n’avions été en Allemagne, il y avait à faire beaucoup de visites ; de là nous sommes allés à Marburg, une ville charmante et des environs très pittoresques. L’Allemagne m’a plu beaucoup, même trop et je sens combien j’ai été puni d’avoir eu la lâcheté de quitter mon pays, et d’avoir cherché à vivre auprès d’un peuple pour lequel j’ai naturellement très peu de sympathie, et plus que je les connais moins je les aime, je peux dire avec très peu d’exceptions.

Ma position il me semble ne fait pas de progrès plutôt le contraire ; les affaires vont si mal et le futur me semble si triste que je commence à me demander si je dois continuer à rester en Angleterre. Si on ne gagne pas d’argent qu’est-ce qu’il y aurait au monde (pour parler avec Legros) ce qui vous pourrait décider à vivre à Londres ? Toujours leur art m’a moins intéressé que leur argent. J’ai passé quelque temps à Manchester pour faire le portrait d’un amiLe portrait ici mentionné n’est pas précisément identifiable. Jutta Bagdahn pense qu’il pourrait s’agir d’un portrait de Hermann Magnus (Jutta Bagdahn, Otto Franz Scholderer 1834-1902. Monographie und Werkverzeichnis, thèse de doctorat inédite, Fribourg-en-Brisgau, 2002, p. 75). et pour tâcher de faire des affaires en même temps ; c’était tout à fait impossible, il n’y a personne dans la ville qui achète un tableau, s’il y en avait un, les autres le prendraient pour un fou. Je n’ai pas vendu un seul tableau cette année, à l’académie j’avais un qui était refusé, l’autre pas trop bien placé ; dans la nouvelle exposition des water-colors, mon tableau a aussi été refusé, j’y ai trop d’amis et des artistes qui m’envient mon grand succès. Je ne veux pas vous ennuyer avec tout cela, seulement je vous le dis pour qu’un jour vous ne vous étonnez pas trop de me voir retourner dans mon pays.

Votre tableau de la dame assise devant son chevaletFantin-Latour, L’étude, F.1100. a eu beaucoup de succès à Manchester et on le voyait encore bien mieux qu’à l’Académie où on l’avait mis dans un coin sombre ; tout le monde l’admirait et j’étais bien content de l’y trouver encore. Le monsieur chez qui j’ai demeuré, et dont j’ai fait le portrait, est un de vos admirateurs, les plus enthousiastes, ses deux filles font de la peinture et ont beaucoup de talent, l’une vous imite en tout, et nous avons parlé beaucoup de vous, elles voulaient savoir tout.

Malheureusement les jours ont été bien sombres et mon portrait a peu avancé ; je suis retourné pour passer le Noël avec ma famille et puisque nos deux servantes nous ont quittés en même temps, nous voulons passer quinze jours au bord de la mer, espérant en même temps que cela fasse du bien à Victor.

Maintenant, j’ai à vous demander pardon de ne vous avoir remercié de vos belles lithographies, que Mme Edwards m’a données de votre part, mais depuis que je les ai reçues, je n’avais pas encore une heure assez tranquille pour vous écrire une lettre ; à Manchester, dans une maison étrangère avec des étrangers, je ne savais pas écrire. Elles sont très belles et je les admire beaucoup, surtout l’homme qui écrit avec la muse,Fantin-Latour, Le poète et la muse, H.45. et aussi : Genesung de Schumann,Fantin-Latour, Nuit de printemps, H.47. j’ai montré les dessins à mes amis à Manchester où on les a aussi beaucoup admirés, je trouve que vous devenez toujours encore plus fort et plus libre en ce matérial, et j’admire les dernières encore plus que les autres.

J’ai vu Thoma à Francfort ; il fait toujours des choses très intéressantes, quelquefois étonnantes et c’est un homme simple avec un grand esprit ; il a fait surtout des paysages ravissants. J’ai vu à l’Exposition de Francfort un portrait de Lenbach, fait avec une grande finesse, une jeune juive, c’est le seul portrait de femme de lui que j’ai aimé, on trouve cela très mauvais à Francfort, le public se moque de lui et dit que c’est un artiste qui fait les portraits par douzaines.

La jeune école de Manchester est toujours sur le même point, ils n’avancent pas, cela ne peut pas se manquer il y en a pourtant des gens d’un grand talent ; ce ne sont que des paysagistes.

Les impressionnistes commencent à se répandre aussi en Angleterre, je ne m’étonne pas, les Anglais aiment à faire de la peinture qui ne coûte pas d’efforts et a l’air d’être originale ; je pense comprendre maintenant très bien que vous dites que la peinture moderne ou plutôt la dernière peinture vous fait horreur, moi je ne suis pas très loin de vous, en quelque temps il y en aurait des légions de ces impressionnistes, alors on les jugera mieux.

Je recommence à aimer la nature morte comme autrefois, si j’ai le temps, j’en ferai une pour le Salon, autrement j’y enverrai un de mes derniers tableaux ; j’ai en ce moment exposé 9 tableaux à Francfort, portraits, natures mortes etc.Jutta Bagdahn a identifié deux des neuf tableaux exposés par Scholderer à l’exposition d’hiver du Frankfurter Kunstverein : « Fresch Herings ! » / « Frische Heringe ! », B.216 ; The Masqueraders / Die Maskierten – Vor dem Kostümball, B.196. Je suis décidé à envoyer plus de mes tableaux en Allemagne et aussi à Paris.

Je n’ai pas vu encore votre portraitFantin, Autoportrait, F.1101 exposé à l’Institute of Painters in Oil Colours (1st Exhibition), situé sur Piccadilly. à Picadilly, ce n’était pas encore arrivé quand je [ai] quitté Londres pour Manchester, mais j’ai vu vos fleurs qui m’ont fait le plus grand plaisir, je les trouve magnifiques et je les [ai] regardées longtemps chez Mme Edwards. J’espère que vous et Madame ont passé l’été de la manière la plus agréable à la campagne et que cela vous ai fait du bien tous les deux.

Nous vous disons nos meilleurs souhaits pour <le nouvel an, nous espérons que cette lettre vous trouve en bonne santé. Bien des choses de nous deux à vous et à Madame, et bien des compliments à Mr. et Madame Dubourg, et Mademoiselle Charlotte>

[non signé]