Perspectivia
Lettre1865_08
Date1865-04-20
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesCourbet, Gustave
Delacroix, Eugène
Millet, Jean-François
Corot, Jean-Baptiste Camille
Lieux mentionnésParis
Paris, Salon des refusés
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesS Stilleben mit totem Reh (nature morte au chevreuil)
S Gemüseverkäuferin - Marché aux légumes/ Gemüsemarkt (marchande de légume)

Francfort [sur le Main]

Mercredi le 20 [ ?] avril [1865]

Mon cher Fantin,

Hier soir j’ai reçu votre lettre dont je vous remercie bien. J’ai été bien frappé de votre nouvelle, vraiment je n’ai pas pensé à cela, je ne croyais pas que cela pourrait m’arriver de n’être pas accepté à l’exposition,Scholderer a envoyé pour le Salon Stilleben mit totem Reh, B.34 et Gemüseverkäuferin, B.47. je trouve que c’est une infamie de ces imbéciles et je vous assure que cela ne me serait pas arrivé en Allemagne, quelle coterie bête, quels petits hommes, c’est vraiment ridicule. Quant à mon art, je suis parfaitement consolé ; mais quant aux conséquences de ce refus, je ne le suis pas, il faut dire cela. Une fois cela me jette en arrière pour un an, puis je ne peux pas contribuer à compléter la bonne chose que nous voulons, c’est un dommage pour moi et pour d’autres ; et puis qu’est-ce que je dois faire avec ma peinture, je me demande quand aurai-je donc un succès ? Je suis peintre avant tout, c’est vrai ; mais il faut vivre et il faut que je vive avec ma peinture, il y a cinq ou six ans que je ne gagne effectivement rien du tout, je suis à la charge de ma mère, ce qui pèse depuis longtemps sur moi et je ne vois que des choses qui me découragent.

Je ne comptais pas du tout à avoir un succès à l’Exposition, mais je ne croyais pas d’être refusé. Je ne me couperai pas la gorge pour cela, c’est sûr ; cela m’irrite et me dégoûte de la vie. Enfin c’est ainsi, je ne peux rien faire, cela n’a pas reculé mon plan de venir à Paris, seulement je ne sais point du tout où prendre l’argent pour y vivre. Si j’avais eu au moins un petit succès dans ma peinture, j’aurais plus de courage d’en demander à des amis, mais comme cela je ne l’ai pas d’argent ; c’est une chose terrible vraiment, le manque d’argent est une malédiction pour un peintre, c’est sûr. Je sais bien qu’il y avait bien des peintres anciens qui luttaient avec la même chose, mais pas au degré comme dans notre temps, où on n’a pas à manger, où on peut mourir de faim si l’on n’a pas d’argent.

Il me semble que c’est un rude travail d’arriver à quelque chose à Paris dans ce moment, aussi je trouve que nous n’avons pas de chance avec nos chefs (pour ainsi dire), voilà Courbet qui ne fait plus rien, de la Croix ne vit plus, Millet c’est un paysan qui ne s’occupe que de lui-même, Corot est devenu un vieux imbécile, que voulez-vous, il n’y a pas d’hommes qui soutiennent notre art et le gouvernement et ses adhérents font le reste contre nous, c’est triste, très triste. Il me semble presque que notre salut ne viendra pas par la France ; aussi je trouve que les Allemands et surtout les Anglais veulent quelque chose dans l’art qui vaut bien ce qu’on veut en France en général. Dernièrement j’ai vu des illustrations anglaises dans un journal, je vous dis, j’ai été frappé, vraiment frappé de ces choses. Ils ne sont pas peintres les Anglais, mais ils ont fait dans le dernier temps des progrès dans leur manière de voir la nature qui a sûrement un avenir, oui, leur art est basé sur la nature et il est sûr que cela se développera encore beaucoup. Les Allemands sont arrivés presqu’au point où les Français étaient il y a dix ou quinze ans et où en général ils sont restés, les Allemands ne font rien encore, mais ils feront quelque chose avec le temps. Enfin ce sont des choses qu’on ne peut pas prédire exactement. Toujours on a l’espoir, sans cela on ne pourrait pas lutter continuellement.

Quant à mes tableaux, est-ce qu’il y a une exposition des refusésA la suite de plaintes réitérées des artistes au sujet de la sévérité du jury du Salon de 1863, Napoléon III décide que les artistes écartés par le jury peuvent, s’ils le souhaitent, exposer dans une salle du palais de l’Industrie. Ce Salon annexe rapidement appelé « Salon des refusés » ne sera organisé sous l’Empire qu’en 1863 et 1864. aussi cette année ? Si cela est, je vous prie de les y faire porter au moins vous et vos amis les verront. Je comprends peut-être que la nature morteScholderer, Stilleben mit totem Reh, B.34. que vous avez vue a été refusée, je comprends cela, mais l’autreScholderer, Gemüseverkäuferin, B.47. c’est incroyable, c’est bête et infâme, car c’est un bon tableau et n’aurait pas nui à leur exposition, enfin !

Maintenant adieu mon cher ami, un de ces jours je vous écrirai plus, aujourd’hui je n’ai pas le temps.

Votre ami O. Scholderer

Je pense au moment que cela sera peut-être encore mieux, si vous n’exposiez que le second de mes tableaux, le marché au légumes, je crois puisque c’est mieux, beaucoup mieux que l’autre, que ce sera mieux seul pour l’exposition des refusés où on ne devrait exposer que de bonnes choses et surtout des ouvrages qu’on puisse soutenir tout à fait, aussi vis-à-vis de vos amis, ce sera bien mieux, tâchez de voir premièrement ce tableau, je crois que vous serez du même avis