Perspectivia
Lettre1871_04
Date1871-07-01
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesCourbet, Gustave
Corot, Jean-Baptiste Camille
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Goethe, Johann Wolfgang von
Whistler, James Abbott MacNeill
Legros, Alphonse
Millais
Raphaël
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Delacroix, Eugène
Müller, Victor
Millet, Jean-François
Baudelaire, Charles
Mantegna, Andrea
Maître, Edmond
Manet, Edouard
Degas, Edgar
Lieux mentionnésLondres
Paris
Paris, Musée du Luxembourg
Munich
Londres, National Gallery
Paris, galerie italienne du Louvre
Londres, Society of French Artists
Palais d'Hampton Court (Grand Londres)
Œuvres mentionnées

[Paris]

Samedi 1er juillet 1871

Mon cher Scholderer

Votre lettre m’a fait grand plaisir, je l’ai lue et relue. Que d’évènements en une année ; quand je vous quittais, qui m’aurait dit tout ce qui allait arriver ; on est bien heureux de se retrouver en vie et peignant, que l’on est heureux dans ces temps d’avoir une occupation ; maintenant, je vois la vie dans la peinture, chaque jour je laisse de côté toute autre chose.

J’ai reçu votre lettre du 29 aussi aujourd’hui. Je vous enverrai de suite en photographie ce que je trouverai de Courbet. Il est prisonnier à Paris,A la fin du mois de mai 1871, le bruit court que Courbet est mort. Le 7 juin 1871, il est arrêté pour avoir contribué à la destruction de la colonne Vendôme. Il comparaît le 14 août devant le conseil de guerre à Versailles. Il est condamné à six mois de prison ainsi qu’à une amende de 500 francs et est incarcéré à la prison de Sainte-Pélagie à Paris en septembre 1871. j’en ai eu des nouvelles aujourd’hui, il va bien, paraît indifférent. Je crois que l’on va attendre pour le juger que l’opinion soit calmée. On espère que, s’il est condamné, il sera peu après gracié. Je ne connais pas de notice sur lui. J’espère que ces événements le feront rentrer dans la peinture d’où il n’aurait jamais dû sortir. J’ai vu au Musée du LuxembourgLe musée du Luxembourg était dédié aux artistes vivants depuis 1818. qui vient de rouvrir un paysage de lui très joli daté de 1865Courbet, Le ruisseau couvert, Fernier I.462, 1865, huile sur toile, 94,1 x 135 cm, Paris, musée d’Orsay. il va être content d’être là ! Tout près de Corot.

Je relis votre première lettre pour vous répondre à différentes choses. D’abord à Madame que je remercie bien de son intérêt. Je ne sais comment dire, vous arrangerez cela, pas aimable suis-je, je crains d’être pas dans les usages. Ah voilà ! ce qui me gêne en tout des choses de la vie ! Mais que vous avez bien fait de vous marier, ne lâchez plus la peinture et restez donc à Londres le plus possible. Moi j’aime bien ce pays. On y est au moins tranquille et vous ne vous doutez pas ce que c’est que le bonheur d’être tranquille. Dieu nous préserve de la Démocratie et des Communeux ! !

Ah que je suis de l’avis de Goethe, être bien obéissant au vainqueur, balayer le devant de sa porte, mais pas de sales républicains, comme disait Baudelaire.Charles Baudelaire (1821-1867), poète français. Fantin admirait Baudelaire. Il l’entretint de son projet d’hommage à Delacroix et le poète approuva l’idée avec enthousiasme. Baudelaire figure en premier plan sur le tableau. Fantin envisagea, deux ans après la mort du poète, de réaliser une composition allégorique d’hommage mais il y renonça et s’attela à l’Atelier aux Batignolles, F.409. Il reprendra l’idée en 1871 lors de la conception du Coin de table, F.577 en imaginant un portrait de Baudelaire dans le tableau mais il abandonna également l’idée. Ah, le suffrage universel ; mais pas de politique, ce n’est pas amusant.

On commence à retravailler, tout bien tranquille. Paris est bien changé, beaucoup de monde, tout rentre à sa place, il y a un tas de canailles de moins.

Whistler n’est pas à Londres, je crois. Je fais des fleurs et des Esquisses.En 1871, Fantin exécute trente-deux tableaux de fleurs. N’est-ce pas qu’Edwards est un homme bien aimable et bon garçon, vous devriez voir Legros, son talent le rend intéressant et le goût démesuré qu’il a pour lui n’est pas gênant. On sait tout de suite qu’il demande des compliments et ce n’est pas difficile de lui en faire.

Vous serez bien aimable quand vous aurez vu Millais de m’en parler. Ce sera bien intéressant pour moi. Voilà des années que j’ai bien de l’admiration pour lui.

Que dites-vous des cartons de Raphaël,Sur commande de Léon X, Raphaël avait exécuté sept cartons pour des tapisseries qui devaient orner la partie inférieure des murs de la chapelle Sixtine. Les cartons sont conservés au South Kensington Museum rebaptisé en 1899 Victoria and Albert Museum de Londres. voyez donc les détrempes de Mantegna à Hampton Court,Neuf toiles d’Andrea Mantegna sont conservées dans les collections royales du château de Hampton Court. Elles sont consacrées au triomphe de César en Gaule. Elles ont été réalisées à la tempera et mesurent chacune 268 x 278 cm. c’est superbe ! Que de belles choses à la National Gallery.

Vos idées je vous prie sur le Salon anglais cela m’intéresse bien. Comme c’est drôle votre étonnement des vieillards qui dirigent tout en Europe en ce moment ! Mais voyons, notre génération à nous n’est-elle pas des plus incapables, on a toujours ce que l’on mérite. On vient de les voir ici les jeunes gens, des sots, des fous, des ignorants et puis ce que je trouve horrible, c’est l’idée de détruire tout pour se faire valoir. Quand on pense au plafond d’Ingres et à celui de Delacroix brûlés à l’Hôtel de villeEn mai 1871, l’Hôtel de Ville de Paris est incendié par les Communards. Il brûle pendant huit jours, il est entièrement détruit ainsi que ses décors comme L’apothéose de Napoléon Ier par Ingres et le salon de la Paix de Delacroix. et bien d’autres belles choses.

Votre séjour à Munich m’a bien intéressé. Müller je le comprends pourtant. Nos idées ne sont que de l’inquiétude, jusqu’à présent, il n’y a rien de certain de formulé ; rien d’étonnant que il se renferme et s’isole, je suis de même maintenant. Tâcher de trouver, de étudier.

Depuis Ingres, Delacroix Corot, Millet rien. Je ne peux pas compter Courbet, ce n’est qu’un essai mais pas une œuvre d’art. Voyez, toujours le même.

J’ai beaucoup réfléchi dans ces temps et suis plus pour le passé qu’avant. Dans ces temps de siège, je mettais dans mon carton et gravures photographies depuis des dessins et peintures des Maîtres, je regardais et regardais des jours entiers. Il y a un art qui n’est plus. Nous ne sommes plus du tout du tout […]Il manque une page de cette lettre.

Maître me charge de vous dire bien des choses de sa part. Je n’ai pas vu Manet depuis votre [lettre], il sera très content d’avoir de vos nouvelles, on m’a beaucoup parlé de vous chez eux dernièrement. On s’inquiétait de ce que vous étiez devenu ainsi que Degas.Edgar Degas, de Gas (1834-1917), peintre français. Fantin rencontre Degas en 1855 lors de son bref passage à l’école des Beaux-Arts. Les deux artistes se côtoieront toute leur vie sans jamais se lier d’amitié. Ils auront de très bons amis communs, comme Manet et Duranty et s’estimeront sur le plan artistique. Dans les années 1866/70 ils fréquentent tous deux le café Guerbois, où se réunit le groupe des Batignolles autour de Manet. A cette époque, Degas peint un portrait de Victoria Dubourg (L.137, 1869, The Toledo Museum of Art). Degas exposera à Londres à la Society of French Artists à partir de 1873. Scholderer a ainsi l’occasion de voir ses œuvres dont il vante le talent dans ses lettres à Fantin. En juillet 1871 Degas est pourtant à Paris et fréquente régulièrement le salon des Manet. Vous êtes bien aimable, votre invitation à venir je ne peux pas y penser. J’ai besoin de calme, les voyages, le changement de vie ce n’est pas mon affaire, plus tard, on ne sait. Oh, pas de projet, je travaille.

Je suis bien tranquille, je peux vivre tranquillement, je ne bouge pas, je fais ce qui me plaît grâce à Edwards. Je craindrais de rien déranger, j’attends avec impatience la réouverture du grand salon du Louvre, de la galerie italienne, voir l’Antiope,Tableau du Corrège, Vénus, Satyre et Cupidon (dit à tort le Sommeil d’Antiope), 2e quart du XVIe siècle, huile sur toile, H.1,88, L.1,25, Paris, musée du Louvre. le Giorgion,Scholderer fait ici référence à Titien, Le concert champêtre, vers 1510-1511, huile sur toile, 105 x 136,5 cm, Paris, musée du Louvre, autrefois attribué à Giorgione. les Noces de CanaPaul Véronèse, Les noces de Cana, 1562-1563, huile sur toile, 666 x 990 cm, Paris, musée du Louvre. et voilà le bonheur. H. Fantin