Perspectivia
Lettre1879_05
Date1879-02-18
Lieu de création8 Clarendon Road Putney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesScholderer, Luise Philippine Conradine
Dubourg, Victoria
Thoma, Hans
Wagner, Richard
Beethoven, Ludwig van
Mozart, Wolfgang Amadeus
Eiser, Otto
Goethe, Johann Wolfgang von
Berlioz, Hector
Menzel, Adolph
Cornelius, Peter von
Edwards, Edwin
Edwards, Ruth
Wilt, Marianne
Goff,
Esch, Mlle
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Paris
Francfort-sur-le-Main
Paris, Exposition Universelle, 1878
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesS Bildnis der Mutter des Künstlers (portrait de la mère de l'artiste)

8 Clarendon Road Putney London

18 febr [18]79

Mon cher Fantin,

Nous voilà de retour depuis plus d’une semaine ; notre séjour à Francfort a été plus long que nous ne pensions qu’il fût. Mes travaux marchaient lentement, beaucoup de distractions ; à la fin je faisais encore les portraits de ma mère,Scholderer, Bildnis der Mutter des Künstlers, B.176. elle est bien âgée et j’aurais bien regretté de n’avoir pas de portrait d’elle ; c’est bien réussi, je n’ai fait que la tête dont je suis content. Notre voyage a été cette fois-ci (en revenant en Angleterre) tout ce qu’on aurait pu désirer, la mer calme, comme je ne l’ai jamais vue. Nous sommes arrivés par conséquent tout à fait frais et nous ne nous portons pas mal. Nous sommes bien contents d’être revenus enfin, nous avons trop voyagé cette année et quoique nous regretterons toujours de ne vous avoir pas vus à Paris, il me semble que j’ai bien fait de revenir pour commencer à travailler, car de faire des portraits pour le public comme je l’ai fait pendant les cinq derniers mois, ce n’est rien, c’est du temps perdu. Les dépenses de voyage sont toujours plus grands qu’on ne pense et nous comptons économiser de l’argent pour pouvoir, aller vous voir au mois de mai, c’est le temps pour aller à Paris. Il nous tarde bien d’apprendre comment vous allez, si vous et Madame sont rétablis, ce que nous espérons bien.

Vous travaillez sans doute bien fort en ce moment et je suis bien curieux de savoir ce que vous avez choisi pour le Salon ; j’espère que vous aurez le temps de m’écrire un mot. J’ai encore six semaines pour l’Académie, j’ai commencé le portrait de ma femme jusqu’aux genoux, dans une draperie antique bleu clair bordée avec des fleurs, le fond clair comme à l’ordinaire, la tête sera la chose la plus foncée dans le tableau.Scholderer n’est pas parvenu à achever ce portrait comme le révèle la lettre en date du 14 mars 1879. J’espère que cela réussisse, j’enverrai ce tableau et le portrait de la dame que j’ai fait l’année passée auquel je dois travailler aussi.

A Francfort j’ai vu peu de nouvelles choses en peinture. Thoma fait toujours des choses bien intéressantes, beaucoup de sujets des drames de Wagner,En 1876, l’ami et mécène de Hans Thoma, Dr. Otto Eiser, lui passe commande d’une œuvre représentant Wotan et Brünnhilde. Jusqu’en 1888, Thoma réalise cinq œuvres illustrant les cycles de Bayreuth. Quatre huiles sur toile, mesurant chacune 76 x 62 cm et aujourd’hui conservées, à Francfort-sur-le-Main à la Städtische Galerie im Städelschen Institut : Siegfried et Mime, 1877 ; Rheintöchter et Alberich, 1878 ; La chevauchée des Walkyries, 1879 ; Le cortège des dieux pour le Walhalla, 1880 et une œuvre sur papier au format identique sur le thème de Parsifal. parfois il fait vraiment des choses excellentes, mais il ne soigne pas sa peinture, il en perd le goût et la patience avant que son tableau soit fini, de sorte qu’il ne fait jamais de choses complètes et beaucoup de mauvaises choses, c’est bien dommage pour un talent si extraordinaire, il a une imagination merveilleuse.

Il n’y a plus de peintres à Francfort, on ne fait rien, c’est bien triste en ce rapport ; mais la musique est en fleur. J’ai vu et entendu mon vieil ami Don Juan et il m’a raconté encore de nouvelles choses, j’en fus très touché, si on ne l’avait pas donné trop mal, cela m’aurait fait trop d’impression. L’orchestre à Francfort est magnifique, je crois que c’est impossible d’entendre des choses mieux exécutées, des symphon. de Beethoven et de Mozart étaient merveilleuses d’exécution. Mais la chose la plus importante était le concert de la musique de Wagner que nous avons entendu. Le premier acte du Rheingold. La scène de Siegfried trouvant Brünhilde endormie, et la Götterdämmerung : Brünhilde après la mort de Siegfried se donnant la mort dans les flammes. C’est impossible de rendre mon impression dans une lettre, mais cela m’a saisi énormément. Et comme le sujet et les paroles sont beaux ; si l’on s’imagine encore la scène, cela doit être magnifique. La part de Brünhilde a été chantée admirablement par Madame Wilt, une voix colossale et très belle.Marianne Wilt (1834-1891), cantatrice. Dr. Eiser est un des créateurs de la société qui exécute cette musique ; vous avez lu ce qu’il a écrit sur le drame de Wagner, je trouve que c’est bien, seulement il me semble qu’on cherche trop dans des œuvres d’art pareilles, comme dans le temps on a cherché des commentaires du Faust de Goethe ; ce n’est pas l’idée philosophique qui produit des œuvres d’art. Dr. Eiser nomme les Niebelungen le drame chrétien. Wagner a été bien flatté de l’interprétation de Eiser et lui a écrit une lettre extrêmement flatteuse, cela doit lui faire plaisir qu’on trouve encore plus dans son œuvre qu’il a espéré qu’on ne trouvât. Quand est-ce qu’on verra ces drames sur le théâtre : cela durera encore bien du temps !

Quelle musique entendez-vous à Paris, donne-t-on encore des choses de Berlioz ?

J’ai trouvé à Francfort encore à la fin une assez grande collection de photogr. d’après des tableaux et dessins de Menzel, je vous en ai envoyé la lithographie et quelques photogr. et une feuille de Cornelius,Au sujet des œuvres de Menzel et de Cornelius, voir lettre 1879_03. mais il me semble que vous l’avez déjà, je vous prie de les accepter et en cas de me renvoyer le Cornelius, j’ai son dessin représentant Brünhilde s’évanouissant en voyant Siegfried mort ;Cornelius décide de traiter du cycle des Nibelungen peu de temps après son arrivée à Rome à la fin 1811-début 1812. Il achève la page de titre en 1817 et le cycle est gravé par S. Amsler, C. Barth, J.H. Lips et H.W. Ritter et publié par Dietrich Reimer à Berlin, avec une dédicace à Georg Niebuhr, le représentant de Prusse à Rome. Scholderer commet une erreur : il ne s’agit pas de Brünnhild mais de Kriemhild pleurant sur le corps de Siegfried. Comme beaucoup de ses contemporains, il emploie « dessin » pour « gravure d’un dessin ». c’est bien beau, mais l’autre ne l’est pas moins, nous échangerons ces deux feuilles. En regardant les choses de Menzel, je ne peux pas m’empêcher d’un sentiment triste. C’est un homme merveilleux, c’est vrai d’une grande force, qui a fait des études énormes, mais les sujets sont tellement désagréables et il y en a qui n’expriment absolument rien, un travail inouï et si peu d’ensemble, si peu d’esprit et si peu de résultats pour un si grand effort. Après avoir vu les 40 feuilles, j’ai éprouvé comme j’ai dit une espèce de désapointement, j’aurais bien voulu que vous l’aviez vu aussi. Les études, j’en suis certain, sont ce qu’il y a de plus remarquable. On m’a dit qu’il les cache soigneusement et ne les montre qu’à très peu de gens ; aussi m’a-t-on dit qu’il est très fort comme critique et très sévère. La grande forgeA l’Exposition universelle de 1878 à Paris, Menzel envoie La forge, 1872-1875, huile sur toile, 158 x 254 cm, Berlin, Nationalgalerie et La table ronde de Frédéric le Grand à Sanssouci, 1850, huile, autrefois Berlin, Nationalgalerie, perte de guerre. à l’Exposition était affreusement bien je n’aurais pas pu rester un quart d’heure en cet endroit et il s’y trouve très à son aise, il faut être un Prussien pour cela, il n’est pas étonnant qu’on les hait, ils aiment à faire ce que personne n’aime.

Je n’ai pas encore vu Edwards, vous aurez sans doute eu des nouvelles de Madame E. Je me suis permis de donner une introduction dans votre atelier à un de mes amis, un colonel Goff qui doit être à Paris en ce moment.Colonel Robert Charles Goff (1837-1922). Il prend sa retraite des Coldstream Guards en 1878 pour se consacrer à la peinture et à la gravure. Il acquiert rapidement une solide réputation de graveur, il est élu Royal Engraver et membre des académies de Milan et de Florence, ses œuvres sont régulièrement exposées à la Royal Academy. Il aime beaucoup votre peinture et l’admire. C’est un homme très agréable, tout à fait gentleman. Je crois qu’il a quitté le service pour devenir artiste, il vient de se marier à Paris et reviendra en quelques mois en Angleterre pour habiter Londres. Il est un amateur très fort en peinture et a beaucoup de talent ; il a voyagé au Japon et a rapporté des études de paysages très intéressantes, aussi des Indes. J’ai fait son portrait l’année passée et il a été très bon pour moi. Je crois qu’il vous plaira, il a une drôle de tête, une physiognomie extraordinaire. Il aimera beaucoup voir ce que vous faites.

Je crains que vous ne lisiez ma lettre entière, elle est trop longue. Adieu, bien des compliments de nous deux à vous, et à Madame, et à Mlle Esch, nous espérons d’avoir bientôt de bonnes nouvelles de vous tous.

Votre ami

Otto Scholderer