Perspectivia
Lettre1858_04
Date1858
Lieu de création[Francfort-sur-le-Main]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesLegros, Alphonse
Fantin-Latour, Marie
Fantin-Latour, Nathalie
Courbet, Gustave
Ribeira, Jusepe de, gen. lo Spagnoletto
Corot, Jean-Baptiste Camille
Holbein
Titien
Ritter, Francine
Ottin, Léon
Solon, Marc Louis Emanuel
Ferlet, Guillaume
Le Corrège
Lieux mentionnésParis
Francfort-sur-le-Main
Dijon
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesS Porträt der alten Dame Henriette Flersheim († 1858) (portrait de la femme âgée Henriette Flersheim)
F Portrait d'Alphonse Legros
F Autoportrait assis devant son chevalet
F Autoportrait debout, la palette à la main
F Les deux sœurs

[Francfort-sur-le-Main]

[Automne 1858]

<Je n’ai pas tâché d’écrire un bon français, j’ai écrit comme les idées me sont venues sous la plume, pardon !>

Mon cher Fantin,

Je ne sais vraiment pas commencer pour vous remercier pour tout ce que vous venez de faire pour moi et je suis tout honteux car vous êtes trop bon pour moi. J’ai d’abord à vous remercier des deux lettres auxquelles je ne vous ai pas encore répondu, elles m’ont fait bien plaisir, la dernière dans laquelle vous avez fait la description de vos toiles m’a rendu bien curieux de les voir, je les attendais avec impatience et vous ne sauriez croire avec quel empressement j’ai ouvert la boîte, je l’avais dans la maison où est mon atelier, dans la cave il n’y avait pas beaucoup de lumière, mais elle était bien concentrée et venait de tomber d’en haut sur les tableaux et les fit paraître très bien, j’étais bien chez vous en les regardant et je regrettais seulement que de temps en temps un Monsieur qui m’avait aidé un peu à ouvrir la boîte m’a interrompu par des demandes et des réflexions sur vos tableaux ; ils me plaisent tous et me font un grand plaisir, seulement je n’ose vraiment pas les garder, ce serait trop mais je vous les rapporterai revenant à Paris et je me soumettrai tout à fait à votre volonté et serais bien content si vous m’en laissiez un, mais d’abord ils sont tous à moi, je les ai dans mon atelier et je peux m’en réjouir à chaque heure ;Scholderer demande à Fantin de lui envoyer des cadres de France et pour éviter d’avoir à payer les droits de douane dont sont frappés les cadres neufs, il propose à son ami de placer dans chacun d’eux une ébauche. Fantin envoie quatre œuvres qui sont décrites dans la suite de la lettre. vraiment ils sont venus bien à propos ; votre avant-dernière lettre m’a trouvé dans un découragement complet et m’a fait un grand bien, j’avais besoin d’une lettre comme celle-ci, elle m’a rendu un peu de courage, je ne suis pas encore assez fort pour supporter la solitude comme peintre, aussi je me suis bien réjoui qu’enfin vous êtes content de vous et des gens qui vous entourent ; d’ou vient donc ce changement rapide dans l’esprit de ces gens ?

Je sens que je perds chaque jour de mon temps précieux et j’aurai plus tard bien à travailler pour apprendre de nouveau ce que j’oublie maintenant, il n’est pas possible que je reste à Francfort ce que j’étais à Paris, je ne peux pas travailler à mon aise, les personnes que je peins font de moi justement ce qu’elles veulent, il faut que je travaille à l’heure quand elles veulent poser et il faut aussi que je change un peu ma peinture et que je cesse d’employer autant de temps pour un portrait, parce que mon but doit être de revenir à Paris aussi vite que possible. Mon cher ami ne faites jamais un portrait pour le public mais je crois vous n’étiez pas capable de le faire. L’autre jour, on est venu voir le portrait que j’ai fait d’après la photographie dont vous vous rappelez et on trouva d’abord que je l’avais fait beaucoup trop jaune et trop foncé, que la dame, quoique âgée de quatre-vingts ans, avait conservé un teint blanc comme la neige, que je l’avais fait trop âgée, beaucoup trop large et trop grosse et qu’elle n’avait jamais porté la coiffure comme je l’avais fait, qu’elle avait eu des cheveux bouclés et enfin, que je lui avais fait la raie beaucoup trop large, ce qui cependant paraissait être la faute de la photographie, finalement, j’avais fait les yeux trop fermés et qu’au contraire elle avait eu un regard plein de feu et d’ardeur !Il s’agit vraisemblablement d’une version du Porträt der alten Dame Henriette Flersheim, B.525.

Qu’est-ce qu’on doit répondre alors à de pareilles imbéciles. Heureusement elles sont parties le lendemain et m’ont laissé tranquille, mais je vois que je vous entretiens avec mes ennuis, il vaut mieux de parler de vos tableaux. Le portrait d’AlphonseFantin-Latour, Portrait d’Alphonse Legros, F.96. me plaît presque le mieux, il y a une couleur magnifique, foncée et c’est extrêmement bien son teint, cela va très bien avec votre teint pâle, le portrait est très ressemblant aussi et je ne comprends pas comment vous ayez fait cela en deux heures à peu près ; alors vient votre portrait à la chaise rouge, cela me plaît aussi énormément, la tête est très claire, le fond est magnifique, les pantalons et la botte superbes,Fantin-Latour, Autoportrait assis devant son chevalet, F.94. cependant l’autre avec la palette ne me plaît pas moins, c’est aussi bien frais et clair et la chemise est superbe en ton, la palette avec la main, tout est superbe,Fantin-Latour, Autoportrait debout, la palette à la main, F.95. vos sœurs sont bien belles aussi, j’ai admiré la tête avec le chapeau au ruban violet, c’est superbe, l’autre est toute de ton et bien dessinée, surtout la tête est bien fine de couleur.Fantin-Latour, Les deux sœurs, F.97. Marie Fantin-Latour (1837-1901), sœur cadette de Fantin, sert de modèle dans plusieurs tableaux avant son départ en 1866 pour la Russie où elle suit son mari, un officier russe, le colonel Janovski. Le dernier portrait à l’huile de Fantin sera celui de la fille de Marie, Sonia Janovski (Sonia Janovski, sa nièce, F.1391). Nathalie Fantin-Latour (1838-1903) est internée à Charenton pour schizophrénie le 17 octobre. 1859 Fantin la représente dans quelques tableaux.

Vous savez que CourbetGustave Courbet (1819-1877), peintre français. Fantin et Scholderer découvrent ses œuvres dans la première moitié des années 1850. Scholderer le rencontre personnellement à Francfort lorsque Courbet y séjourne d’août 1858 à février 1859. Son admiration pour le Maître s’en trouve renforcée et il en entretient Fantin dans de nombreuses lettres. Fantin décide ensuite de suivre les cours de l’éphémère atelier ouvert par Courbet en 1861 mais, déçu, il n’y assiste qu’un mois. Scholderer et Fantin polémiquent dans de nombreuses lettres sur l’importance et l’influence de Courbet dans l’histoire de l’art et suivent attentivement son parcours lors de ses démêlés avec la justice en 1871. est chez nous et qu’il a son atelier justement au-dessous du mien, quelle chance !Parti en août 1858 pour Francfort-sur-le-Main, Courbet y reste jusqu’à la première quinzaine de février 1859. Il obtient un atelier au Städelschen Kunstinstitut, grâce au professeur de peinture de genre et de paysage Jakob Becker von Worms (1810-1872), portraitiste en vue à Francfort et premier professeur de Scholderer. Suite à une querelle avec Becker, Courbet déménage son atelier au Kettenhofweg 44, là où Victor Müller (1829-1871) et Ottto Scholderer avaient les leurs. Tout à l’heure, il m’a fait une visite et je lui ai montré vos tableaux, il les a trouvés fort beaux et les a bien regardés, il dit que ce n’est pas la peinture pour le bourgeois, il les a trouvés extrêmement forts de lumière, il aurait voulu bien voir quelque chose de plus achevé de vous, surtout le portrait d’Alphonse lui a fait plaisir. Chaque jour j’aime plus sa peinture, il a commencé dans le peu de temps qu’il est ici six tableaux dont deux sont finis maintenant, il vient d’achever un portrait d’une dame qui est ravissant, je ne veux pas en parler comme c’est fait, parce qu’on peut dire beaucoup et à la fin on n’a rien dit, je dis seulement que c’est la plus jolie chose que j’ai vue de toutes les peintures modernes, c’est un peu (pour vous donner une idée) entre le Corrège et le Ribera, c’est doux comme Courbet, même, c’est fait largement d’un seul ton un peu plus fort que la nature, les ombres sont profonds, le portrait m’a fait un effet que je ne saurais expliquer, puis c’est fort avec une délicatesse inouïe, on ne voit pas un trait de pinceau, ce n’est rien que de la couleur, et comme, c’est modelé et dessiné ! Enfin un chef-d’œuvre.Durant son séjour à Francfort, Courbet a peint plusieurs portraits de femme. Notamment : La femme au gant, Fernier I.230, 1858, huile sur toile, 63 x 52 cm, Ottawa, National Gallery of Canada ; La Dame de Francfort, Fernier I.235, 1858, huile sur toile, 103 x 138,5 cm, Cologne, Wallraff-Richartz Museum. Aucun d’eux ne peut être clairement identifié comme celui décrit par Scholderer. Il ne travaille pas beaucoup seulement la moitié de la journée, mais – avec une sûreté incroyable, je crois que c’est un talent bien plus beau et plus fort que Corot.Jean-Baptiste Camille Corot (1796-1875), peintre paysagiste français. Fantin et Scholderer suivent régulièrement l’exposition de ses œuvres et commentent l’évolution de son talent et de son influence sur les jeunes artistes. Lors de la vente après sa mort, Fantin acquiert plusieurs tableaux de Corot et offre une étude à Scholderer. L’autre tableau, c’est un sujet que vous avez vu de lui, ce sont les deux chiens du tableau de chasse qui était à l’exposition. Ils sont placés un peu autrement que dans le premier et se disputent pour un lièvre qui est par terre à quelques pas d’eux. Le paysage est magnifique, il l’a fait tout à fait de mémoire. Il est tout à fait différent de l’autre, c’est à la sortie d’un bois, à travers les arbres où naît le soleil couchant la couleur y est aussi extrêmement profonde, les chiens sont plus forts que les autres, le lièvre est magnifique, il l’a fait d’après nature, il s’en est acheté un.Vraisemblablement Gustave Courbet, Chiens de chasse et lièvre, 1858 ( ?), huile sur toile, 92,7 x 148,6 cm, New York, Metropolitan Museum, H. O. Havemeyer Collection, Gift of Horace Havemeyer, 1933 (33.77). Courbet aurait repris le motif des chiens représenté dans la Curée, Fernier I.188, 1856, huile sur toile, 210 x 180 cm, Boston, Museum of Fine Arts, exposé au Salon de 1857. Puis il a fait encore un autre tableau du chevreuil accroché à l’arbre dans un bois magnifique, un petit ruisseau dans lequel le paysage ce reflet, c’est commencé mais déjà superbe,Courbet, Chevreuil mort (Fernier I.159, 1856, huile sur toile, 187 x 128 cm, La Haye, musée Mesdag) dont Courbet complète le paysage lors de son séjour à Francfort. puis il a commencé encore un paysage plus petit que les autresIl doit être ici question de Forêt allemande ou Sous-bois, Fernier I.237, 1858, huile sur toile, 46 x 55 cm, dernière localisation lors de la vente de la collection Fouché, duc d’Otrante, à Francfort-sur-le-Main, le 1er déc. 1926, n° 52, reproduction de l’œuvre sous le titre : Intérieur de forêt allemande. et finalement il fait encore un tableau de la biche forcée dans la neige,Il s’agit vraisemblablement d’une réplique de la Biche forcée, effet de neige (Jura), Fernier I.215, 1857, huile sur toile, 925 x 147 cm, New York, coll. part. avec quelques changements de l’autre tableau.

Je lui fais presque chaque jour une visite et je vois comme il travaille, il est une nature bien agréable et douce, on n’a pas besoin de se gêner avec lui quand il travaille, il y est tout à fait et il ne vous parle pas, mais cela lui est égal si quelqu’un regarde comme il travaille ou non. Je lui ai parlé aussi d’Alphonse, il se rappelle bien son portraitAlphonse Legros, Portrait du père de l’artiste, 1856, huile sur toile, 73 x 61 cm, Tours, musée des Beaux-Arts, pour lequel Legros s’inspire de l’Érasme d’Holbein conservé au Louvre. et il a dit c’est un jeune homme de Dijon ? Le portrait lui a bien plu, il dit qu’il avait ressemblé à la peinture de Holbein, ce que nous n’avions pas trouvé, au moins moi je ne l’ai pas trouvé. C’est drôle que j’ai maintenant à Francfort, ce que j’ai cherché en vain à Paris. Presque tous les peintres n’aiment pas Courbet, ils ne sont pas enchantés de ses tableaux et pourtant on en parle beaucoup, c’est la conversation continuelle. Courbet se fiche de tout cela, il dit lui-même qu’il est le plus grand talent qui existe maintenant et qu’il peignait aussi comme Titien et Corrège, mais avec tout cela il est peu blagueur, il ne parle pas beaucoup, il chante beaucoup et joue quelquefois la grande trompe dont il a attrapé une exemplaire ici chez un marchand de briqués à braques.

Voilà à peu près tout ce qu’il y a d’intéressant chez nous ici pour vous le raconter, je veux finir ma lettre pour adresser encore quelques lignes à Mme Ritter, je vous remercie encore une fois bien pour toutes vos bontés. Saluez bien Alphonse de ma part, puis Ottin qu’est-ce qu’il fait et Solon, Ferley etc. qui se rappelle de moi. Finalement je vous prie de faire bien souvent des visites à Mme Ritter pour lui chasser un peu la solitude dont elle se plaint bien. Adieu mon cher ami, écrivez bientôt à votre ami

O. Scholderer