Perspectivia
Lettre1874_04
Date1874-05-20
Lieu de création[Paris]
AuteurFantin-Latour, Henri
DestinataireScholderer, Otto
Personnes mentionnéesFantin-Latour, Jean-Théodore
Ingres, Jean-Auguste-Dominique
Fantin-Latour, Nathalie
Degas, Edgar
Monet, Claude
Pissarro, Camille
Sisley, Alfred
Renoir, Auguste
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Dubourg, Victoria
Manet, Edouard
Maître, Edmond
Prud’hon, Pierre Paul
Tassaert, Octave
Lieux mentionnésParis, Exposition impressionniste, 1ère exposition, atelier Nadar, 1874
Paris, galerie Corps législatif
Londres, Royal Academy of Arts
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Un atelier aux Batignolles
F Fleurs et objets divers

[Paris]

20 mai 1874

Mon cher Scholderer

Je prends votre lettre (qui m’a fait grand plaisir) et y réponds. J’ai été bien tourmenté par mon père, depuis les premiers jours de l’année, il est tombé dans un état d’enfance, un affaiblissement de l’intelligence. Il faut le garder et le veiller comme un enfant. Dans les premiers temps surtout, cela était affreux. Je commence à m’y habituer, mais cela m’a bien éprouvé, cela affecte beaucoup le moral, cela m’a bien désorganisé.

Après avoir vu ma sœur,La sœur de Fantin, Nathalie (1838-1903), a été internée à Charenton pour schizophrénie le 17 octobre 1859. voir mon père dans cet état qui est bien un peu semblable, toujours cette raison qui s’en va, c’est bien plus terrible que tout. Heureusement que jusqu’à présent sa santé est bonne.

Vous pensez si j’ai pu travailler pour le Salon, combien j’étais peu à cela. J’ai pu faire une assez grande nature morte qui est très mal placée au Salon.Fantin-Latour, Fleurs et objets divers, F.706. Tout va mal ici pour moi. Sans l’Angleterre, je ne sais ce que je deviendrais. Je suis bien content que vous voilà bien installés et heureux. Goûtez-le bien votre bonheur, c’est si bon la tranquillité ! Moi j’en suis à désirer le plus petit moment. Quel bonheur d’aller à mon atelier travailler, je ferme ma porte, j’ôte la clef et je travaille. Il n’y a que cela. Je ne vais nulle part, je ne vois rien, n’entends rien dire.

Je ne vous parlerai pas du Salon, rien de bien intéressant. Il m’a déplu plus que d’ordinaire, c’est absurde, ce n’est plus fait que pour ceux qui ne sont pas peintres. Le public le trouve charmant car il est plein de monde. Vous me direz quelque chose du vôtre, à Londres. Je pense que votre refus à l’Académie ne vous a pas trop ennuyé. Il n’y a pas qu’à Londres où il faut de la patience. Ici, je crois vraiment impossible d’avoir le moindre succès. On ne peut se figurer où en sont les idées. Jamais, je crois, cela n’a été ainsi. Il n’y a plus d’Art, plus du tout.

Vous avez vu que Manet a eu deux tableaux refusés.Manet, Les hirondelles, RW.190, 1873, huile sur toile, 65 x 81 cm, Zurich, Stiftung Sammlung E.G. Bürhrle, et Le bal masqué à l’Opéra, RW.216, 1873, huile sur toile, 59,1 x 72,5 cm, Washington, National Gallery of Art. Il a au Salon le Chemin de ferManet, Le chemin de fer, RW.207, 1873, huile sur toile, 115 x 93,3 cm, Washington, National Gallery of Art. que vous avez vu à Londres. Corot a trois superbes paysages.Corot, Souvenir d’Arleux du Nord (non localisé), Le soir (non localisé), Clair de lune (Boston, coll. part.). Il y a des expositions partout en ce moment à Paris où il y a bien des choses intéressantes. Une au corps législatifLa grande galerie du Corps législatif (aujourd’hui Palais-Bourbon) est alors utilisée pour organiser des expositions de peinture. Le 23 avril 1874 commence une exposition de peintures au profit de la colonisation de l’Algérie par les Alsaciens et Lorrains. de tableaux prêtés par des amateurs où il y a des chefs-d’œuvre anciens. Dans les modernes, il y a des tableaux et des portraits d’Ingres qui brillent et qui paraissent chaque fois que on les revoit plus beaux. Il y a eu aussi une exposition sur le boulevard,Première exposition impressionniste dans les anciens salons Nadar, 35 bd des Capucines, du 15 avril au 15 mai 1874. Trente artistes y participent, 165 toiles y sont exposées. Les statuts de cette exposition prévoient de montrer annuellement 300 tableaux aux mêmes dates que le Salon. libre, d’une société de Degas, Monet, Pissaro, Sisley, Renoir,Pierre-Auguste Renoir (1841-1919). Fantin semble l’avoir rencontré en 1863 probablement par l’intermédiaire de Bazille et Maître dont il était proche. Fantin le représente dans Un atelier aux Batignolles, F. 409 mais ses commentaires sur l’œuvre du peintre ne sont pas très élogieux. qui dépasse les bornes. Ils font la caricature de ce que nous autres nous nous donnons tant de mal à faire. C’est fort triste de se voir ainsi compris.

Il y a eu aussi une exposition des œuvres de Prud’honPierre Paul Prud’hon (1758-1823), peintre français. « Exposition des œuvres de Prud’hon au profit de sa fille » du 4 mai au 4 juillet 1874 à l’École des beaux-arts. où il y a de charmants dessins et esquisses. Vous avez vu le suicide de TassaertOctave Tassaert (1800-1874), peintre français. Il se suicide le 24 avril 1874. qui est un des grands peintres de ce temps. Je ne sais pas si vous le connaissiez.

Adieu mon cher Scholderer, dites bien des choses de ma part à Madame. Mademoiselle Dubourg me charge de vous dire bien des choses de sa part. Elle a beaucoup de succès au Salon avec deux natures mortes.Victoria Dubourg expose au Salon de 1874 deux natures mortes, l’une intitulée Fleurs et fruits ; l’autre, Camélia et chinoiseries. Voir Explication des ouvrages de peinture, sculpture,architecture, gravure, et lithographie des artistes vivants exposés au Palais des Champs-Élysées le 1er mai 1874, Paris, 1874, n° 639 et 640. Manet et Maître me chargent de vous dire bien des choses de leur part.

[Signé d’un trait]