Perspectivia
Lettre1859_02
Date1859
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesRitter, Francine
Müller, Victor
Burnitz, Karl Peter
Courbet, Gustave
Titien
Whistler, James Abbott MacNeill
Millet, Jean-François
Delacroix, Eugène
Corot, Jean-Baptiste Camille
Legros, Alphonse
Ottin, Léon
Solon, Marc Louis Emanuel
Lieux mentionnésParis
Francfort-sur-le-Main
Francfort sur le Main, Kunstverein
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Les deux sœurs
F Autoportrait, debout tenant un pinceau
F Portrait de Marie Fantin-Latour
F Copie d'après La mise au tombeau de Titien (vers 1525)
F Copie d'après La mise au tombeau de Titien (vers 1525)

[Francfort-sur-le-Main]

[Printemps 1859]

Mon cher ami,

Que dois-je dire pour m’excuser de ne pas vous avoir donné des nouvelles de moi, ou plutôt de ne pas avoir répondu à vos bonnes lettres, il faut que je commence dans chaque lettre que je vous écris avec cette phrase, mais, n’est-ce pas, vous me pardonnez et vous pensez toujours à moi comme je pense à vous, oh, si je savais écrire, il faut me donner tant de peine pour écrire une misérable lettre que j’aime toujours après l’avoir relu, déchirer ; qu’est-ce qu’on peut dire dans une lettre écrite dans une langue qu’on ne connaît pas, en comparaison avec ce qu’on pense, aussi Mme Ritter m’écrit que mon style devenait chaque jour de plus en plus pauvre, alors cela me prend de plus en plus le courage d’écrire, comme je serais heureux de m’entretenir, c’est à dire de parler deux heures seulement avec vous, ne croyez pas que j’ai changé, je suis le même encore, vous le trouveriez aussitôt que vous eussiez parlé avec moi et que vous m’auriez vu. Quand je suis revenu de Paris, chacun a dit c’est le même, il n’a pas changé du tout et quand je reviendrai à Paris, j’espère que chacun dira la même chose, excepté peut-être une personne.

Je ne suis pas encore libre dans mon art, mais cependant, je crois que pourtant j’ai fait quelques progrès, je tâche d’apprendre avec mes portraits autant qu’il est possible quand on doit faire des concessions au public. Courbet m’a appris bien des choses, c’est à dire je n’ai pas tâché du tout de l’imiter, mais on peut apprendre beaucoup de lui, dans la manière de faire de travailler, il a une expérience et une sûreté extraordinaire, oh, je crois bien qu’il a fait de belles choses, il a fait ici à Francfort quelques belles choses, une tête de femme en profil, l’avez-vous vue ? La forêt dont vous me parlez est superbe aussi,Il doit être ici question de l’œuvre de Courbet, Forêt allemande ou Sous-bois, Fernier I.237, 1858, huile sur toile, 46 x 55 cm, dernière localisation lors de la vente de la collection Fouché, duc d’Otrante, à Francfort-sur-le-Main, le 1er décembre 1926, n° 52, reproduction de l’œuvre sous le titre : Intérieur de forêt allemande. je crois cependant qu’il a travaillé ici pas avec bien de plaisir, il a senti pourtant que la plupart des peintres n’était pas enchanté de ce qu’il faisait et le public n’en voulait pas du tout, il doit être content d’être retourné en France, oui, il n’y avait pas beaucoup qui le comprenait et pourtant il y a des gens ici de beaucoup de talent, mais qui ne sont pas nés pour comprendre une peinture comme celle-ci. Je crois que MüllerVictor Müller (1829-1871), peintre allemand. Après avoir été formé de 1845 à 1848 au Städelschen Kunstinstitut, où il rencontre Scholderer, Müller séjourne à Anvers de 1849 à 1851 où il est fasciné par les œuvres de Rubens et Van Dyck. À partir de 1851, Müller réside à Paris et fréquente l’atelier de Thomas Couture. Il fait connaissance avec Courbet et se rend régulièrement avec Burnitz dans la forêt de Fontainebleau où ils rencontrent les peintres de Barbizon. En 1858, il retourne à Francfort. En 1864, il décide de s’installer à Munich et fréquente le cercle de Leibl et Hans Thoma. En 1868, il épouse Ida, la sœur de Scholderer, avec laquelle il aura en 1870 un fils prénommé Otto-Victor. Il réalise des décors pour des particuliers, des portraits, des paysages et peint des scènes de contes. Il cherche à synthétiser les apports de l’art des Nazaréens, de la peinture d’histoire romantique allemande et de Courbet. et Burnitz étaient les seuls qui le sentaient comme je le sens, mais je sens si bien que les autres ne comprennent pas ce que je comprends, qu’il n’y a rien à dire là dessus.

J’avais entendu déjà de Mme Ritter qu’on avait refusé à l’exposition vos tableaux,En 1859, Fantin-Latour propose pour la première fois trois œuvres au Salon. Elles lui seront toutes refusées : Les deux sœurs, F.114 ; Autoportrait, debout tenant un pinceau, F.113 ; Portrait de Mlle Marie Fantin, F.112. François Bonvin, soucieux de rattraper les injustices du Salon, expose dans son atelier, 189 rue Saint-Jacques, l’autoportrait de Fantin et Marie Fantin-Latour lisant, ainsi que les œuvres refusées d’Alphonse Legros (1837- 1911), de Théodule Ribot (1823-1891) et du peintre américain James Abbott Mc Neill Whistler (1834-1903). mais je vous dis que je vous envie pour cela, c’est un triomphe pour vos tableaux, seulement de l’autre côté je vous plains de tout mon cœur et je veux vous faire un propos, envoyez quelque chose de vos peintures à Francfort, je tâcherai de vous en vendre. Pour le transport, vous n’avez rien à payer, qu’avez-vous fait de votre copie d’après le Titien, le Christ au tombeau ?En 1858, Fantin réalise deux copies d’après Titien, La mise au tombeau (vers 1525, huile sur toile, 148 x 212 cm, Paris, musée du Louvre). La F.91 pour M. Pina est conservée au Museo de Bellas Artes de Mexico, la F.92 pour le graveur Himly sans précision de dimensions par Mme Fantin-Latour, ni de localisation récente. On pourrait bien vendre cela ici, seulement rien n’est sûr dans ce maudit temps, ne parlons pas de la guerre, nous allons en entendre encore assez.Durant le printemps 1859, l’Autriche attaque le Piémont allié de la France. Elle espère le soutien de la Prusse qui ne le lui accorde pas. Suite à la victoire des Français sur les Autrichiens lors de la sanglante bataille de Solférino le 24 juin 1859, la Prusse menace d’unir les principautés allemandes dans une guerre contre la France, jugée trop menaçante. Les conflits entre l’alliance franco-piémontaise et l’Autriche durent du 10 mai au 8 juillet 1859. Napoléon III signe un armistice avec l’empereur d’Autriche François-Joseph Ier à Villafranca le 11 juillet 1859. Mais envoyez tout ce que vous avez, même sans cadre si vous n’en avez pas, avec cela vous me feriez un grand plaisir de me donner l’occasion de voir vos tableaux. Je ne vous propose pas de venir à Francfort car ce n’est pas le temps pour un Français d’aller en Allemagne.Les relations des Français avec les Allemands sont entamées par les conflits entre l’alliance franco-piémontaise et l’Autriche.

Vous me parliez de Whistler,James Abbott Mc Neill Whistler (1834-1903), peintre américain. Après avoir fait des études d’art aux États-Unis, il décide de poursuivre sa formation en Europe. Il s’installe à Paris en 1855 où il s’inscrit à l’atelier de Charles Gleyre. En octobre 1858, il rencontre Fantin au Louvre qui l’introduit dans son cercle de relations artistiques (Legros, Carolus-Duran, Astruc...). Leur admiration commune pour Courbet constitue probablement le lien le plus solide entre ces deux artistes. A la fin de l’année 1858 Whistler, Fantin et Legros forment la Société des Trois, pacte de solidarité et d’engagement à s’entraider dans la carrière. En 1859 Whistler, Fantin et Legros sont refusés au Salon et exposent chez le peintre Bonvin qui leur prête son atelier. Whistler, découragé par son insuccès en France, part s’installer à Londres chez sa sœur et son beau-frère, Francis Seymour Haden (1818-1910), graveur, aquafortiste. Il ne tarde pas à y inviter Fantin qui est aussi terriblement déprimé par ses échecs. Ce premier voyage de Fantin en Angleterre en juillet 1859 est décisif pour sa carrière. La relation entre Fantin et Whistler reste forte jusqu’en 1865. La correspondance active de cette période en témoigne. Durant ces années, Fantin peint son ami dans l’Hommage à Delacroix, F.227 et dans le Toast ! à des places très avantageuses. Les choix artistiques de Whistler et son mode de vie s’écartent de plus en plus de ceux de Fantin et à partir de 1870 les relations se distendent sans vraiment se dégrader. Les deux artistes ne se comprennent plus. En 1879 Whistler fait faillite et Fantin, inquiet de la disparition de son œuvre Féerie, F.214 que Whistler possède depuis 1863, lui en demande la restitution. Whistler ne s’exécutera qu’en 1885. Scholderer semble avoir vu Whistler en 1858 au café Voltaire mais il ne le rencontre vraiment qu’à Londres sur recommandation de Fantin en 1872. Scholderer apprécie le talent de Whistler et informe régulièrement Fantin de l’évolution de son travail. je suis bien curieux de voir ses eaux fortes, est-ce qu’on ne peut pas les avoir, est-ce qu’ils ne sont pas dans le commerce ?En 1858, Whistler publie sa première série d’eaux-fortes, Douze eaux-fortes d’après nature, couramment appelée la Suite française (French Set). Elles paraissent d’abord à Paris, sous une couverture blanche portant l’adresse d’Auguste Delâtre, au 171 rue Saint-Jacques. Puis l’édition anglaise est réalisée par son beau-frère Francis Seymour Haden à Londres et porte l’adresse 62 Sloane Street. Il est très vraisemblable que Scholderer fasse ici référence à cette suite d’estampes. Je me le rappelle bien Whistler, je l’ai vu au café Voltaire, il a parlé d’une manière bien simple et naturelle, il paraît aussi avoir de l’esprit. Conséquemment votre exposition a dû être charmant, il n’y avait donc rien que des croûtes, nous en avons aussi à Francfort, j’ai entendu qu’on avait refusé aussi les tableaux de Millet.Jean-François Millet (1814-1875), peintre, pastelliste, graveur et dessinateur français. Il est une figure essentielle de l’école de Barbizon. Fantin rencontre souvent Millet au Louvre dans les années 1850 et raconte avoir reçu de lui une mémorable leçon de peinture sur Raphaël. Scholderer, qui prend connaissance des œuvres de Millet chez Durand-Ruel à Londres, s’accorde avec Fantin pour admirer le talent du Maître. Fantin acquerra des dessins de Millet lors de la vente après sa mort et en enverra un à Scholderer. En 1859, la Femme faisant paître sa vache (1858, huile sur toile, 73 x 93 cm, Bourg-en-Bresse, musée de l’Ain) de Millet est acceptée au Salon, mais La Mort et le bûcheron (1858-1859, huile sur toile, 77,5 x 98,5 cm, Copenhague, Ny Carlsberg Glyptothek) est refusée. La toile fait l’objet d’une exposition publique dans l’atelier de Charles Tillot. Je serais bien curieux de voir encore des Delacroix,Eugène Delacroix (1798-1863), peintre français. Fantin, qui ne connut pas personnellement Delacroix mais qui lui voue la plus grande admiration, s’inspire de la palette de ses dernières peintures pour composer la sienne. Il suit ses funérailles avec Manet, Baudelaire, Meissonnier et Millet. La même année, Fantin lui consacre une œuvre pour célèbrer son talent et rendre hommage à une figure artistique de référence pour lui : l’Hommage à Delacroix, F. 227. Elle est présentée au Salon de 1864. Fantin exécute également quelques copies de tableaux de Delacroix dont Les femmes d’Alger F.737. En 1889 Fantin veut immortaliser le talent du peintre dans un hommage, Immortalité, F.1362 qui remporte un franc succès au Salon. vous l’aimez donc toujours aussi fortement qu’autrefois. Et les Corot ! Que c’est joli, cependant je préfère, je crois, Courbet à tous. Alphonse fait des progrès, cela me fait bien plaisir, il a un grand talent.Alphonse Legros expose au Salon de 1859 L’Angélus, aujourd’hui disparu, qui remporte la faveur des critiques. Je le vois bien encore devant moi, n’oubliez pas de bien le saluer de ma part. Je ne vous dis rien de Courbet, car je dis tout ce que vous en dites, c’est un homme charmant, il a une bonne portion de vanité, il n’y a que lui au monde, mais cela ne fait rien, il est charmant, je l’aime extrêmement. J’espère que sa vie vous donne du courage, allons quand on a fait quelque chose de bien, on ne doit pas perdre le courage.

Envoyez-moi vos tableaux, je vous en prie, je serais bien heureux de pouvoir vous vendre quelque chose, vous n’avez qu’à les faire emballer : l’adresse est : Kunst-Verein à Francfort s/M. et annoncer en même temps avec une petite lettre au directeur Kohlbacher vos tableaux et la signature de la boîte ce que vous indiquera l’emballeur en même temps, c’est très simple. Dans la lettre, vous indiquez au directeur le prix des t[ableaux], je vous précise cependant que quand un tableau se vend, on vous prend dix pour cent du prix que vous avez indiqué, alors il faut arranger le prix de manière de ne rien perdre ; ces dix pour cent sont pour les frais et de l’exposition etc.

Mes portraits vont un peu plus vite maintenant, aussi on en est content, si les gens voulaient bien poser, je pourrais en faire peut-être quelque chose et j’ai vu que la manière de peindre ne les choque pas beaucoup, si le portrait est ressemblant, je trouve qu’ils ont raison de vouloir un portrait ressemblant, c’est très naturel, cependant de bien peindre et de l’achever comme objet c’est la chose la plus difficile, quand ils ne voient pas que c’est achevé alors ce n’est rien, les meilleures intentions ne sont alors rien pour eux. Vous allez rire un peu de mon français, mon cher Fantin, j’espère cependant que vous me compreniez, oui, je voudrais bien être chez vous et surtout passer l’été chez vous. Savez-vous un jour j’ai dit je ne manquerai pas de passer tous les étés à la campagne à travailler d’après nature ; hélas, je ne pourrai pas encore l’exécuter, cependant j’irai à la campagne cet été et si ce ne sera que pour quelques mois.

Müller a commencé de superbes choses surtout un grand tableau dont je vous ferai la description quand cela sera plus avancé. C’est un grand talent, c’est peint tout différemment de ce qu’il a fait autrefois, simplement coloré clair et gris et pourtant pas sec, cela ressemble à la peinture de Rembrandt dans son dernier temps, le dessin est grand et simple, je vous dis magnifique. Burnitz aussi a fait de grand progrès, cela vous ferait plaisir de voir un paysage que j’ai maintenant dans mon atelier, j’essaie de vous donner une idée de la composition,Scholderer a fait un croquis de la composition en marge de la lettre. mais c’est inutile, je ne peux pas rendre cela, le ciel est foncé gris, les collines, celle qui fuit près du petit pont est magnifique, c’est le temps du mois de novembre, couleur brune grise et verte, tout cela mêlé, bien ferme et extrêmement simple, les broussailles sont dessinées avec grandesse, enfin, il est difficile de vous donner une idée, mais je trouve que le morceau de nature qu’on y voit, les plans sont très jolis, mais de rendre cela, ce n’est pas possible, c’est un ruisseau tout au devant entre les deux collines, cela ne paraît fait que d’une seule couleur.Il est peut-être ici question de Burnitz, Wiesenlandschaft mit Bach, huile sur papier, 36 x 72 cm, décrite ainsi « Durch grüne Wiesenbuckel schlängelt sich ein Bach. Im Hintergrund die verschwommene Silhouette eines Waldes (Un ruisseau serpente entre les collines d’un champ. A l’arrière-plan la silhouette floue d’une forêt) » dans Burnitz 1937, n° 268.

Vos peintures me font toujours bien plaisir et me servent de guide, il y a pourtant maintenant plusieurs peintres auquel cela plaît. J’ai un élève. Maintenant malheureusement un petit garçon qui est très bête, cependant, je crois qu’il a appris déjà quelque chose, je lui fais faire des natures mortes. Mais je vois combien c’est difficile de lui expliquer les rapports de tons et de couleurs, mais pourtant je crois qu’avec le temps cela viendra, toujours il veut dessiner avec les choses les plus dures, jamais au fusain, c’est drôle toujours les élèves ne voient que le contour et on sait pourtant que le contour n’est rien, quand on n’a pas encore l’idée du corps qu’on veut faire. Je n’ai pas fait de natures mortes encore, maintenant je veux peindre des fleurs, oh, comme l’été sera passé vite, depuis quelques jours il fait chaud vraiment déjà chez nous. Je veux cesser, pardonnez-moi et écrivez-moi souvent, cela me fera toujours un plaisir extraordinaire et envoyez vos tableaux, saluez Alphonse, Ottin, Solon si vous le voyez encore.

Votre Ami Otto Scholderer

<Je ne relis pas la lettre je crains que je la déchire après>