Perspectivia
Lettre1882_01
Date1882-01-22
Lieu de créationPutney
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesDubourg, Victoria
Scholderer, Viktor
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Esch, Mlle
Rembrandt
Rubens, Peter Paul
Constable, John
Israël, Ferdinand
Gambetta
Bismarck, Otto von
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Paris
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesS Jessica
S Fine Yarmouth  !
S And beauty born of murmuring sound shall pass into her face / Und Schönheit geboren aus murmelndem Klang möge übergehn in ihr Gesicht (cité d’après le poème Lucy de William Wordsworth)

Putney

22 [ou 27] Jan [18]82

Mon cher Fantin,

Toujours je suis en retard avec mes lettres, mais nous avons bien pensé à vous et nous vous remercions pour vos souhaits et ceux de Madame pour la nouvelle année, et nous vous envoyons les nôtres sincèrement que nous avons déjà faits avant de les écrire. Notre vie se passe bien régulièrement, heureusement, et nous allons assez bien, surtout moi ; je me trouve plus fort qu’en automne et je suis en train de faire mes contributions pour l’académie.

Victor va très bien, surtout les derniers jours, il a eu encore quelques dents. Il est très vif, prend beaucoup d’intérêt à ce qu’il voit, mais ne parle que très peu de mots, le premier qu’il a dit bien distinctement était « dirty », cela veut dire sale et il l’applique à des choses qu’il n’aime pas. Il est bien rusé et sait flatter bien, quand il veut obtenir une chose. L’autre jour –

on l’apporte le matin dans notre lit – il m’a éveillé avec deux baisers sur les joues et quand j’ai ouvert les yeux, il m’a montré l’objet qu’il désirait sur la table près du lit. Il court bien et s’amuse, son appétit est très bon, en somme il ne laisse rien à désirer.

Que faites-vous, avez-vous pensé au Salon, et Madame ? Vous serez probablement bien en train maintenant et je suis bien curieux d’apprendre quels sont les sujets. Je veux envoyer trois tableaux cette année, le marchand de poissons,Scholderer, « Fine Yarmouth ! », B.217. une demi-figure d’une fille avec une cruche à une fontaine ;Scholderer, « And beauty born of murmuring sound shall pass into her face » / « Und Schönheit geboren aus murmelndem Klang möge übergehn in ihr Gesicht », B.213. et une autre en costume de fantaisie, une répétition de la petite tête avec le chapeau en soie rouge et costume en velours rouge,Scholderer, Jessica, B.211. que peut-être vous vous rappelez d’avoir vu dans mon atelier. Je suis assez bien en train avec ma peinture, je travaille avec plus de facilité. J’espère d’avoir achevé les tableaux quinze jours avant l’envoi, j’en suis bien content, je n’aime pas à être forcé de travailler.

J’ai fait construire un passage couvert conduisant de mon atelier à la maison, c’était nécessaire, il y a trop de risque à courir dans l’humidité à travers le gazon, tout est bien arrangé maintenant, plus d’excuses du tout ! Ma femme se porte assez bien, elle a été malade pendant Noël. Mlle Esch a été avec nous pendant quinze jours et nous avons beaucoup parlé de vous, naturellement. Elle se porte bien mieux maintenant, ce qui nous a fait bien plaisir, il paraît que sa nature est sur le point de prendre une direction vers la santé, elle est bien différente de ce qu’elle a été autrefois, aussi elle aime sa position présente.

Il y a une exposition de vieux maîtres bien intéressante,Scholderer évoque vraisemblablement ici l’exposition d’hiver de la Royal Academy. Voir Works by the Old Masters : and by Deceased Masters of the British School, Winter Exhibition, Royal Academy of Arts, 13th year, Londres, 1882. quelques Rembrandt très beaux, son cuisinier à ce qu’on dit, tenant un couteau dans la main, bien gris comme je n’en ai jamais vu, mais très fort. Un intérieur, deux femmes avec un bébé éclairé par une chandelle, l’ombre portant d’une des femmes sur le mur, très crotesque, mais très beau. Un lion par Rubens très beau, encore une tête de jeune fille par Rembrandt avec une pelisse blanche, malheureusement la tête trop retouchée. Des Constables charmants etc. qu’il faudrait voir. J’ai vu aussi l’Exposition des tableaux de Israëls qui m’a fait une impression, il y en a quatre de son dernier temps qui sont vraiment fort remarquables. Le vieux marin couché dans son lit et sa femme raccommodant un filet.Jozef Israëls, Old and Worn Out, 1881, huile sur toile, 80 x 122 cm, Vancouver, Vancouver Art Gallery. Bien que cela ne soit pas spécifiquement mentionné dans la liste des expositions proposées à la fin de ce catalogue, il est vraisemblable que Scholderer ait vu cette œuvre dans le cadre de l’exposition Israëls organisée à Londres à l’hiver 1881 par Goupil auprès duquel James Staats Forbes, un des principaux collectionneurs de l’artiste, acquiert l’œuvre un an plus tard. Celui [-ci] est le plus beau, nous avons vu je crois le même sujet ou à peu près le même à Paris, vraiment c’est beau. Il y en a de son premier temps ou peut-être quand il avait 40 ans et on est étonné quels progrès cet homme a faits. Il y en a à peu près une trentaine de tableaux, sans les aquarelles ; son sujet est l’intérieur, il l’a continuellement étudié et tâché de le faire mieux et c’est admirable que son résultat. Je voudrais bien que vous puissiez voir cela.

J’ai lu avec intérêt ce qui se passe en France, j’espère que cela va se raccommoder bientôt, on ne peut pas se dispenser encore de Gambetta.La France connaît une crise gouvernementale, Gambetta est président du Conseil depuis le 14 novembre 1881, il donne sa démission le 26 janvier 1882 après avoir été battu lors de sa suggestion de retour au scrutin de liste. On va bien dans mon pays n’est-ce pas, Monsieur Bismark est exactement comme j’ai toujours cru qu’il était, quand on connaît les gens personnellement, on les juge mieux.Scholderer fait vraisemblablement référence au nouvel axe politique de Bismarck qui, à partir de 1882 et jusqu’en 1886, prône une politique pro-coloniale dans le but de multiplier les ressources en matières premières. S’il avait travaillé étant jeune, au lieu de tirer les pigeons du toit de son voisin, il saurait peut-être rendre plus de services à son pays, je le méprise tout à fait, pas seulement parce que c’est un Prussien. C’est bien grave la situation en Allemagne, la meilleure chose, pour Bismark et pour nous, serait s’il mourait bien vite. Pardon que je parle politique, je sais que c’est du nonsens. Adieu, pas de vengeance, écrivez bientôt. Nos meilleurs compliments à vous et à Madame.

Je n’ai pas encore fait de dessin de Victor.

Votre ami

Otto Scholderer