Perspectivia
Lettre1892_02
Date1892-08-16
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesEdwards, Ruth
Manet, Edouard
Whistler, James Abbott MacNeill
Scholderer, Adolphe
Scholderer, Luise Philippine Conradine
Scholderer, Viktor
Scholderer, Ida
Müller, Otto-Victor
Müller, Victor
Thoma, Hans
Courbet, Gustave
Burne-Jones
Dürer, Albert
Thoma
Scholderer, Emil
Dubourg, Charlotte
Dubourg, Hélène
Lieux mentionnésLondres, Royal Academy of Arts
Londres
Munich
Francfort-sur-le-Main
Paris, Salon
Œuvres mentionnéesF Un atelier aux Batignolles
F Hélène
F Hommage à Delacroix
S At the Fishmonger's (chez le marchand de poisson)
S Apples (pommes)
S Pears (poires)

Francfort s/M

16 août 1892

Mon cher Fantin,

J’ai reçu votre bonne lettre au moment de mon départ pour l’Allemagne et je vous en remercie bien, et elle m’a fait le plus grand plaisir. Je ne sais vraiment pas comment m’excuser de ne pas vous avoir écrit depuis longtemps, et je me reproche plus encore de nous avoir pas remercié pour les belles lithographies que Mad. Edwards m’a envoyées de votre part, pardonnez-moi, mais ce n’est vraiment pas une négligence ordinaire qui est la cause de ce manque apparent de gratitude, ce n’était que parce que les misères de la vie m’ont empêché d’écrire. Maintenant, je veux reprendre courage et de vous informer un peu de ce qui s’est passé, depuis que je ne vous ai écrit. Mais d’abord, je dois vous dire combien je suis content de ce que vous m’écrivez de vous et de vous savoir en assez bonne santé, et que vous avez vendu vos tableaux du Salon. On pourrait rire de ce que le gouvernement a dit par rapport de son achat du tableau de Manet, si ce n’était pas une effronterie sans pareille, et je me demande pourquoi c’est toujours à vous qu’on fait de telles insolences.Un atelier aux Batignolles, F.409 est acheté en 1892 par l’administration des Beaux-Arts pour le musée du Luxembourg. En même temps, cela m’a fait plaisir qu’on commence à honorer le prophète dans son pays et que la ville de Paris a acheté votre tableau Hélène (vous m’avez donné la lithographie) ;Hélène, F.1460. Mad. Edwards m’a raconté la visite de Whistler chez vous, et qu’il aurait préféré que le gouvernement ait acheté le tableau avec son portrait,Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, F.227. c’est triste une vanité pareille qui le ronge et l’empêche de travailler. Je suis de votre avis, je doute qu’il profite de son succès de mode, car il me semble qu’on commence déjà d’être fatigué un peu de cette mode en général. Vous faites bien de vous reposer un peu, d’autant plus que la chaleur est très grande, ici elle est terrible. Je ne travaille pas non plus ici, de sorte que je n’en souffre pas trop.

J’avais l’intention d’aller à la campagne pour faire quelques études d’intérieurs, ma sœur avait loué une petite maison à la campagne, mais l’état de santé de mon frère Adolphe et celui du fils de ma sœurIda, veuve de Victor Müller, et son fils Otto-Victor. ont changé ce projet et nous resterons à Francfort. Ma sœur a été très inquiet de son fils, chez qui on a découvert un défaut du cœur, au moment où il se présentait pour l’examination militaire, maintenant elle est plus tranquille et nous espérons qu’avec soin il recouvra sa santé, mais ce sera toujours une anxiété continuelle pour elle. Mon frère,Adolphe Scholderer. depuis longtemps, est dans un état nerveux qui est bien pénible pour son entourage. Je viens justement au moment pour les consoler un peu, ma sœur est beaucoup à plaindre. Ma femme et Victor sont à Dieppe. Elle a été très souffrante dernièrement, une combination de bien des maux et d’une nervosité épouvantable, elle est encore bien souffrante, mais j’espère que la mer lui fasse du bien. Les soucis de la vie ont été trop grands pour nous, cette année et cela nous a fait beaucoup de mal. Nous sommes devenus bien vieux ! Voilà les raisons pourquoi je ne vous ai pas écrit.

Il est vrai que j’ai été bien placé à l’Académie, mais cela ne m’a pas rapporté quelque chose.Scholderer expose à la Royal Academy At the Fishmonger’s, B.359 ; Apples, B.364 et Pears, B.323. La seule chose qui me console c’est de croire que j’ai fait des progrès dans ma peinture, je voudrais bien vous montrer les dernières choses et je me flatte que vous en seriez content, surtout celles du dernier temps. Je crois que c’est une peinture qui appartient à moi, je me suis retrouvé enfin. Mais je dois travailler encore beaucoup pour avoir un peu de succès, mais tout de même mes natures mortes ont plu, seulement on n’en achète pas assez et les prix qu’on m’offre sont absolument impossibles. J’irai peut-être à Munich pour des relations avec des marchands de tableaux, j’y ai eu quelques succès dernièrement.

Londres est devenu bien mauvais pour le commerce, on y a perdu trop d’argent, on dit que la maison Baring & CoEn 1890, victime d’engagements inconsidérés en Argentine, la grande banque d’affaires Baring and Co rencontre d’importantes difficultés. a fait perdre au pays une somme de 70 millions livres sterling, cela doit produire une stagnation générale, je crois que les Anglais ont vu leur meilleur temps. Toujours il est bon d’avoir des relations partout il me semble, seulement on n’a jamais assez de tableaux pour les expositions.

J’ai vu Thoma et un nombre de ses tableaux qui sont merveilleux. C’est bien un homme unique, on ne peut le comparer à nul. Des paysages étonnants, des tableaux de figures de toute espèce, chacun différent et pourtant Thoma. Il peint avec une rapidité étonnante, se sert de tout espèce de matérial et en profite de tous. Je voudrais bien que vous pussiez voir cela. Des animaux, des oiseaux, des dragons, des sirènes et faunes, mais tout comme si c’était sa spécialité. Jamais j’ai vu un artiste aussi fécond. Je pense à Burne-Jones qui a certainement souvent un plus grand charme d’exécution, bien plus propre et soigné, mais Thoma est toujours complet, il ne se trompe jamais, c’est toujours entier et comme imagination et idées originales ; Burne Jones ne peut pas se comparer avec lui de bien loin. Il est bien allemand et Courbet dira qu’il est successeur d’Albert Dürer. Il parle et s’intéresse peu pour d’autres artistes, il a la bonne volonté de trouver quelque chose bien qu’un autre a fait, mais on sent qu’il se donne un effort tout de même il est modeste et bon garçon. Son habileté est vraiment quelquefois surprenante comme il se sert d’un papier d’un hasard, d’un couleur ou n’importe ce qui lui tombe dans la main. En ce moment, il se sert de la lithographie, qu’il imprime lui même, en gros contours, comme des gravures sur bois d’Albert Dürer, seulement en grand. Je trouve qu’il est un véritable miracle. Mon frère possède une trentaine de ses tableaux et je les regarde toute la journée.Adolphe Scholderer.

Il a fait dernièrement une dizaine de paysages, pour un marchand de tableaux, chacun un mètre de longueur et on me dit qu’il les a faits en six semaines. Il ne fait que des dessins ou aquarelles d’après nature dont il se sert pour ses tableaux. Il se sert maintenant peu de la peinture de tempera, mais quelquefois pour le commencement. Aussi bien j’ai vu se servir de l’encre de chine pour les tableaux à l’huile, pour faire les ombres, quelquefois de grandes parties de la toile ne sont pas couverts et pourtant on ne l’éprouve pas comme un vide. Il a fait beaucoup d’essais, avec tout espèce de vernis, mais sa peinture ne craque jamais, il a aussi l’instinct pour le material en ce rapport. Sa mère vit encore, avec lui, elle a 89 ans et est bien étonnante, une tête étonnante et beaucoup d’esprit, bien la mère d’un tel homme. On commence à le flatter beaucoup, mais il reste toujours le même. Les princes et hauts personnages de toute l’Allemagne viennent le voir et lui font beaucoup d’éloges, le voilà lancé, mais il commence à se fatiguer de ces visites continuelles. Son succès matériel n’est pas aussi grand que l’on m’avait représenté, mais il peut vivre tranquillement, il a la charge de sa mère, sa femme, une sœur et une fille qu’il a adoptée, et doit se défendre un peu contre cette influence féminine, mais il ne perd jamais son sang-froid.

Nous parlons beaucoup de vous dans ma famille, aussi Thoma vous connaît bien, ma sœur vous envoie ses compliments et espère toujours de faire encore votre connaissance et celle de Madame. Vous devriez vraiment venir un jour à Francfort et on vous recevra avec des bras ouverts. L’idée que vous vous reposez bien en ce moment me fait du bien, car je sais que vous travaillez toujours un peu trop ou beaucoup trop, cependant comme vous dites, le travail c’est la seule chose au monde, mais je dois ajouter l’amitié qui est si rare. Combien je désire vous voir en revenant de l’Allemagne, mais je crains que cela soit impossible, je suis très pauvre et mon billet de retour est par Vliessingen. Si j’ai un peu d’argent je viendrai un jour de Londres, le voyage n’est pas si cher.Scholderer ne reviendra plus à Paris, son dernier séjour remonte à 1890.

Victor doit retourner en Angleterre, au 24 de ce mois, pour faire son examen. S’il y réussit, il gagnera l’éducation libreAnglicisme : éducation gratuite. pour tout le temps qu’il reste à l’école, alors c’est important pour nous. Il a reçu le premier et seul prix pour le français à son école et a fait en tout de bon progrès. Ma femme dit qu’il tâche bien d’apprendre le français à Dieppe et en a déjà bien profité, aussi devient sa santé plus fort, nous ne pouvons pas nous en plaindre.

Il est temps de fermer ma lettre, j’espère que vous avez de l’indulgence pour mon français, je sens qu’il est bien mauvais. J’espère qu’elle vous trouve en bonne santé aussi que Madame. Je vous conseille de rester à la campagne aussi longtemps que possible. N’y avez-vous jamais passé le mois d’octobre, c’est bien joli.

Adieu, pardonnez moi mon long silence et écrivez moi bientôt.

Bien des choses de moi, et de ma sœur, et mes frères, à vous et Madame, et rappelez-moi au bon souvenir de Mademoiselle et de Madame Dubourg.

votre ami

Otto Scholderer