Perspectivia
Lettre1865_02
Date1865-01-29
Lieu de créationFrancfort [sur le Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesWhistler, James Abbott MacNeill
Legros, Alphonse
Becker von Worms, Jakob
Courbet, Gustave
Edwards, Edwin
Hardy -Alan,
Müller, Victor
Ritter, Francine
Millet, Jean-François
Delacroix, Eugène
Courbet
Géricault, Théodore
Gerson, famille
Gerson, Bertha
Lieux mentionnésLondres
Paris
Paris, Musée du Louvre
Francfort-sur-le-Main
Paris, Salon
Sunbury-on-Thames
Œuvres mentionnéesF Le toast et La vérité
S Stilleben mit totem Reh (nature morte au chevreuil)
F Copie, quatrième version des Noces de Cana de Véronèse (1562)
F Copie d'après Le Radeau de la Méduse de Géricault (1817)

Fkft [Francfort sur le Main]

29 janvier [18]65

Mon cher Fantin,

Votre lettre m’a fait bien plaisir, je vous en remercie, elle est si longue, elle contient une si grande masse d’objets qui m’interrogent, qu’en la lisant, j’ai été bien saisi, elle m’a fait un grand plaisir, je suis maintenant si près de vous et je pense avec vous, je peux dire, à chaque heure de la journée.

Il est temps de vous répondre, le temps passe si vite, il y a déjà trois semaines depuis que j’ai reçu votre lettre. Mon tableau en ce temps n’a pas fait beaucoup de progrèsScholderer, Jäger und Hirsch, B.48. et je crains bien que je ne l’aurai pas achevé pour pouvoir l’envoyer à l’exposition, alors je n’enverrai qu’un tableau, mais peut-être le travail ira mieux, je ne sais pas encore. Le sujet de mon dernier tableau est plus intéressant, mais il y a une tête et c’est toujours ma partie faible ; chaque tête me fait d’énormes difficultés, c’est drôle, n’est ce pas ? Je crois que mon premier maître de peinture m’a gâté pour toujours,Jakob Becker von Worms (1810-1872), peintre allemand, professeur de peinture de genre et de paysage au Städelschen Kunstinstitut, portraitiste en vue à Francfort. Scholderer suit son enseignement dans le cadre de ses études artistiques de 1849 à 1857. j’ai fait et effacé six fois la tête de mon chasseur, enfin j’étais fatigué et j’ai commencé un bras.

Comme je voudrais voir votre tableau ou plutôt vos tableaux que vous envoyez à l’exposition.Fantin travaille sur deux projets dont il reste des esquisses (études pour « Le Toast » et « La Vérité », F.2437). Il décidera finalement de réunir les sujets de la Vérité et du Toast en une seule composition intitulée Le toast ! Hommage à la Vérité. Les sujets me plaisent énormément et ma fantaisie était si excitée que je l’ai vu d’avance, surtout le toast, cela peut être bien peint ; vos sujets sont bien choisis et la composition grande et simple.

Je voudrais bien connaître Whistler et comme vous sympathisez avec lui, je crois qu’il me plaira aussi du reste, il doit être bien bon, car il protège ses amis (mon français est exécrable, à chaque instant je reste pour chercher le mot, j’ai peur que vous ne comprendiez pas) alors Whistler est un homme de talent, est-ce qu’il va toujours rester à Londres ?Whistler est installé à Londres depuis 1859 et y demeure jusqu’à la fin de sa vie, mis à part quelques séjours prolongés à l’étranger. Ce que vous m’avez écrit autrefois de Legros m’a toujours donné l’idée qu’il n’ira pas très loin dans son chemin d’artiste, c’est bien vrai qu’il est dommage qu’il n’est pas arrivé, je crois qu’il est le plus grand talent de nous tous, il aurait pu être un jour un homme comme Courbet. Quant à celui-ci, qu’est-ce qu’il fait, vous ne parlez pas de lui, avez-vous vu son tableau des prêtres qui se battent ?Courbet, Le retour de la conférence, Fernier I, n° 338, 1863, huile sur toile, 229 x 330 cm, détruit.

J’ai été réjoui que vous avez passé un si beau temps en Angleterre,Après deux premiers séjours à Londres en juillet 1859 et en juillet 1861, Fantin se rend à Londres, puis à Sunbury on Thames chez les Edwards de juillet à octobre 1864. Grâce à Whistler, il établit des contacts avec des amateurs. oui je crois avec des connaissances on y est bien, mais les Anglais ne me plaisent point du tout, j’ai une grande aversion envers eux.

1er février

On m’a interrompu hier, je veux continuer aujourd’hui. J’ai eu des nouvelles de mon tableau qui est à Londres,Scholderer, Stilleben mit totem Reh, B.34. j’ai appris qu’il a été refusé à l’académie royale, justement comme vous avez supposé, je vais maintenant l’envoyer avec l’autre à Paris, c’est à dire celui de Londres directement à Paris, le chasseur et le chevreuil auquel je travaille ne sera pas achevé pour l’exposition comme je crains,Scholderer, Jäger und Hirsch, B.48. mais en cas que ce sera pourtant, je peux toujours l’envoyer et retenir l’autre qui n’est pas si bon je crois. Un ami à Londres veut se charger de l’expédition et j’ai pris la liberté de l’envoyer chez vous, j’espère que cela ne vous fera pas du travail, vous pouvez charger un commissionnaire de s’en occuper qui dans le cas que vous n’aviez pas de place dans votre atelier, le gardera chez lui jusqu’au terme de l’exposition, mais il faut que je vous prie de le faire ouvrir la boîte un jour et de donner un vernis au tableau qui n’en a pas encore eu et je crois que celui-ci peut être bien fort puisque la peinture est épaisse, je vous donne bien de la peine, n’est-ce pas, mais vous ferez peut-être mieux de faire faire tout par votre marchand de couleurs ou par un homme qui comprend ces affaires, je vous enverrai de suite l’argent pour les frais ; le tableau vous sera envoyé [en] France, comme j’ai écrit à l’ami à Londres, mais je ne sais pas si cela coûtera quelque chose à la douane.

Maintenant, puisque je parle d’affaires, je vous prie de m’envoyer bientôt les papiers pour l’exposition pour nous trois et aussi l’adresse de votre marchand de couleursLe marchand de couleurs de Fantin, M. Hardy, remplit également la fonction de commissionnaire pour les artistes allemands qui souhaitent envoyer leurs œuvres au Salon. qui se chargera de les envoyer à l’exposition, car il est impossible que vous fassiez cela, le tableau de Müller seul a une longueur de quatre mètres,Müller, Hero und Leander (Hero et Léandre), L.43, achevé avant 1863, huile sur toile, 158 x 300 cm, Francfort-sur-le-Main, coll. part., mise en dépôt à la Städtische Galerie im Städelschen Kunstinstitut. maintenant le marchand doit bien les faire porter le plus tôt que possible afin que rien ne sera manqué. Encore je dois vous prévenir que mon tableau de Londres partira de cette ville en huit jours à peu près, mais l’arrivée à Paris je ne peux pas vous dire d’avance. Maintenant je reviens à votre lettre.

Je suis plein d’envie de votre tableau du toast, il me semble que vous m’avez volé ce sujet, je voudrais bien aussi le faire, comme je suis curieux de le voir.Fantin travaille sur deux projets dont il reste des esquisses (études pour « Le Toast » et « La Vérité », F. 2437). Il décidera finalement de réunir les sujets de la Vérité et du Toast en une seule composition intitulée Le Toast ! Hommage à la Vérité. L’autre est bien osé,Ici, Scholderer fait référence à l’autre composition à laquelle Fantin travaille et qu’il appelle la Vérité. cela fera certainement plus d’effet à l’exposition, on en parlera beaucoup, cela va donner bien du plaisir au CharivariLe Charivari, journal satirique fondé en 1832 par Charles Philipon. et à ces feuilles, je voudrais bien avoir aussi un tel sujet. Quant à vos copies au Louvre,La copie des maîtres anciens tient un rôle très important dans la pratique de Fantin-Latour. Il réalise entre 1856 et 1867 cinq copies de l’œuvre de Paul Véronèse, Les noces de Cana, 1562-1563, huile sur toile, 666 x 990 cm, Paris, musée du Louvre. En février 1865, il travaille à la quatrième copie pour Stauros Dilberoglou, F. 263. c’est pour moi une chose perdue, je ne voudrais plus en faire, excepté si je pouvais gagner de l’argent avec elles ; cela ne me remplira pas comme travail, je sais bien que je ne peux pas copier dans votre sens, mais pourtant la nature me semble mille fois plus intéressante que les produits de l’art, seulement ceux-ci me servent à la comprendre mieux, jamais je n’ai fait des progrès qu’après avoir trouvé dans la nature la conception d’un peintre, mais je n’ai rien appris d’eux en copiant leur tableau, je sais bien vous allez dire la même chose, seulement tournée un peu autrement, mais je trouve que regarder les chefs-d’œuvre vaut bien (pour moi) autant que de les copier.

Vous dites que vous redoutiez les jours où vous n’êtes pas disposé pour le travail et qui venaient après un certain temps pendant lequel on a beaucoup travaillé, et bien c’est la même chose pour moi et comme je crois avec chacun qui épuise ses forces en travaillant, oui, moi je connais bien ces jours de fatigue et pénibles, mais je sais qu’on ne peut pas les éviter, je trouve que le mieux est de se promener pendant ces jours de ne faire rien du tout, pas toucher à sa peinture, car cela augmente le mal de beaucoup, moins qu’on fait dans ce temps, plus que cela passe, oui, quand on est peintre il faut avoir de la patience et surtout de la tranquillité chose terriblement nécessaire que j’ai admirée le plus en Courbet ;Parti en août 1858 pour Francfort-sur-le-Main, Courbet y reste jusqu’à la première quinzaine de février 1859. Il obtient un atelier au Städelschen Kunstinstitut, grâce au professeur de peinture de genre et de paysage Jakob Becker von Worms (1810-1872), portraitiste en vue à Francfort et premier professeur de Scholderer. Suite à une querelle avec Becker, Courbet déménage son atelier au Kettenhofweg 44, là où Victor Müller (1829-1871) et Otto Scholderer avaient les leurs. Voir lettres 1858_04, 1858_05, 1859_01. il m’a dit un jour : maintenant il faut que je cesse de peindre et que j’aille huit jours à la chasse et je me suis dit qu’il avait bien raison, il a senti si bien quand cela n’allait plus. Ne croyez pas, mon cher ami que mon projet de venir à Paris ne sera pas exécuté, seulement l’argent me manque encore, je ne sais pas si ma mère peut ou veut me le donner, aussi serai-je obligé de gagner quelque chose à Paris ou à quelque autre endroit si ça ne sera pas là, je ne peux plus dépendre de ma mère, je sais que cela ira bien changer ma position, mais il le faut.

A l’instant, je viens de recevoir une lettre de Madame Ritter, je lui écrirai aussi ces jours peut-être déjà demain, elle ne peut pas attendre mon arrivée à Paris qui n’est pourtant pas encore fixée, je viendrai quand j’aurai de l’argent et j’espère de l’avoir bientôt, je sais que je peux vivre avec peu d’argent, cependant il me faudrait pourtant 2000 frcs par an comme vous dites. Vous avez donc fait une copie de la Méduse de Géricault ;Fantin-Latour copie d’après Théodore Géricault (1791-1824), peintre français : Le naufrage de la Méduse, F.225. c’est un beau tableau, mais certainement pas comme peinture, elle ne m’a jamais plu. Je crois que dans une chose vous vous trompez un peu, c’est quand vous croyez que j’ai été inactif pendant mon séjour à Francfort, j’ai passé un temps où j’ai rudement travaillé et je ne sais pas si quand je serais resté à Paris j’avais appris autant dans ma peinture, cependant, j’avoue que sans Müller, je n’aurais pas fait tant de progrès. C’est bien autre chose quand on a un ami qui va le même chemin et vous soutient par cela, nous avons créé une nouvelle école nous sommes ici les Courbets, Millet et Delacroix ; aussi Müller croit qu’il n’aurait pas fait de progrès restant à Paris, il est extrêmement fier et vous fait dire qu’il rendrait à chaque artiste de Paris volontièrement cinquante points à cent (comme on dit à Francfort)Scholderer traduit ici littéralement l’expression allemande « fünfzig von hundert Punkten geben » qui signifie « mettre cinquante points sur cent ». Par cette notation qu’il applique à l’art français, Müller manifeste le peu d’estime qu’il a pour lui. pour dire vrai, ce n’est pas justement le manque dans ma vie d’artiste qui m’engage à chercher de quitter Francfort, mais je crois que dans la vie matérielle, je ne pourrai rien atteindre à Francfort, on n’est pas au courant, on est seul ici, mais il est certain que toute ma vie j’aimerais mieux vivre à Paris qu’ici.

Non, je ne crains pas la misère, je suis devenu bien plus fort qu’autrefois, ce que je crains plus, c’est d’être obligé d’aller dans le monde, de vivre avec des hommes qui n’ont pas l’idée de l’art et que je dois fréquenter que pour les affaires, mais aussi cela je ne le crains pas trop, on en prend l’habitude avec le temps. Il y a une chose cependant qui est certaine, c’est que si nous deux, Müller et moi, n’avaient pas été à Paris, nous ne serions devenus rien du tout, mais en amassant une certaine dose d’expérience à un tel endroit, on peut bien rester seul pendant des années et les user et les mettre en ordre, à Paris on n’est jamais tranquille, chaque jour on voit d’autres choses et pourtant on doit tâcher de compléter soi-même, le talent individuel qu’on a reçu de la nature, n’est-ce pas vrai ? Et pour cela il faut avoir un temps où on peut essentiellement s’occuper que de ce talent pour le développer, je ne dis pas qu’on ne peut pas atteindre cela à Paris, mais il ne faut pas que ce soit justement Paris, chaque autre endroit vaut autant en cela. Enfin, il y a tant d’artistes et combien c’est rare de trouver un véritable qui est venu à bout ! Aussi à Paris, mais il est vrai qu’à Paris je trouverai plus de personnes qui connaissent mon chemin, pendant qu’en Allemagne, je me trouve tout seul. Paris est toujours pour moi un rêve un paradis et un idéal, j’ai pourtant passé là les plus heureux jours de ma vie, mais c’est aussi la jeunesse qui l’a regardé de ses yeux, quoique je ne suis pas changé, il y a bien des choses qui ont changé. Maintenant assez pour aujourd’hui écrivez-moi bientôt, ne faites pas comme moi, je ne peux pas vous dire combien de plaisir me font vos lettres.

Adieu

Votre ami

O. Scholderer

J’ai encore oublié de vous prévenir que j’ai donné votre adresse à un Francfortois nommé Mr. Gerson qui, peut-être, va vous voir avec sa femme et sa jeune fille au Louvre,Bertha Gerson, seule élève connue de Victor Müller. ne m’en voulez pas, je l’ai fait seulement parce que sa fille est une personne merveilleuse comme talent, autant pour la peinture que pour la musique, elle a des leçons de peinture chez Müller et vous ne sauriez croire comme elle fait bien, c’est tout extraordinaire, elle est très jeune et n’a rien ou encore quant à la connaissance de l’art, elle est parfaitement innocente, mais vous sera bien obligée si vous serez avec elle (vous n’avez pas le temps je suppose, alors ne le faites pas, je vous en prie). Il faut traiter les parents complètement en canaille, ce sont des juifs et n’ont pas l’idée de l’art, l’homme n’est pas mauvais mais canaille de premier rang, la femme n’est qu’une canaille de pur sang. Enfin traitez-le comme vous voudrez.