Perspectivia
Lettre1865_16
Date1865-12
Lieu de création[Francfort-sur-le-Main]
AuteurScholderer, Otto
DestinataireFantin-Latour, Henri
Personnes mentionnéesHardy -Alan,
Rothschild, Famille
Proudhon, Pierre-Joseph
Scholderer, Adolphe
Reiß, Jacques
Schreyer, Adolphe
Burnitz, Karl Peter
Müller, Victor
Chardin, Jean-Baptiste Siméon
Ritter
Lieux mentionnésLondres
Paris
Paris, Musée du Louvre
Francfort-sur-le-Main
Düsseldorf
Paris, Salon
Kronberg im Taunus
Œuvres mentionnéesF Copie, cinquième version des Noces de Cana de Véronèse (1562)
S Jäger und Hirsch (chasseur et cerf)
F Le toast et La vérité

[Francfort-sur-le-Main]

[Décembre 1865]

Mon cher Fantin,

Je vous demande pardon de nouveau de n’avoir pas répondu à votre bonne lettre, c’est vraiment drôle qu’on est si négligent en une chose à quelle on pense tous les jours. D’abord, je vous remercie bien du livre de Proud’honScholderer fait ici référence à l’édition posthume de l’ouvrage de Pierre-Joseph Proudhon, Du principe de l'art et de sa destinée sociale (Paris, Garnier, 1865) écrit en 1863 qu’il avait demandé à Fantin d’envoyer pour son frère. Voir lettre 1865_15. et mon frèreAdolph Scholderer (1833-1894). joint ses remerciements, mais il vous prie de lui dire le prix de ce livre pour vous envoyer l’argent.

Quant à l’argent, j’ai plusieurs choses à vous reprocher, mais bien plus encore à moi-même. D’abord l’affaire avec Mr. Hardy :L’affaire dont il est question concerne un règlement d’honoraires. Voir lettres 1865_14 et 1865_15. il peut toucher l’argent maintenant, cela a dû être un erreur au comptoir de Rothschild, j’ai fait écrire encore une fois à Paris ; je vous prie de dire à Mr. Hardy que je suis bien fâché de lui avoir fait tant de désagréments, mais ce n’était pas ma faute et je vous demande aussi bien pardon, cela vous a coûté du temps et de l’argent et voilà ce que je vous reproche, mon cher Fantin ; je sais bien que vous gagnez votre argent avec bien de travail et je ne veux pas que pour votre bonté pour moi, vous ayez encore des dépenses, j’ai été si négligent que avant peu de jours, j’étais chez l’ami qui autrefois vous a envoyé mon tableau de Londres et je voulais lui payer le transport, voilà qu’il me dit, qu’il a envoyé le tableau sans l’affranchir, ainsi vous avez payé le transport, ce n’est pas joli de votre part de ne pas me le dire et je vous prie de me dire maintenant la somme que je pense vite vous envoyer maintenant, vraiment je suis honteux de ma négligence que devez-vous penser de moi ! Aussi je vous prie de ne plus affranchir vos lettres, je vous ai fait payer tant d’argent pour mes affaires, je vous dis que sans cela je n’oserai plus jamais vous demander quelque chose.

Aussi je veux vous dire que j’ai vendu un tableau, une nature morte, 400 frcs. chose qui ne m’est pas arrivée bien longtemps, puis j’ai une commande de faire quatre natures mortes dans une salle à manger,Le marchand Jacques Reiß passe commande à Scholderer de quatre natures mortes pour décorer la salle à manger de sa résidence d’été, la villa Schönbusch à Kronberg. En 1888, cette propriété est rachetée par l’impératrice Victoria de Prusse (1840-1901), épouse de l’empereur Frédéric III. Elle la fait détruire et fait construire sur le terrain son château, le Friedrichshof, par l’architecte Ernst Eberhard. Les œuvres de Scholderer Stilleben zur Dekoration eines Speisezimmers (natures mortes pour la décoration d’une salle à manger), B.50 décorant autrefois la salle à manger de la Villa Schönbusch à Kronberg ne semblent pas précisément localisées aujourd’hui. j’en suis bien content, cela me donnera le moyen de quitter enfin ce maudit Francfort, oui, maudit, c’est vraiment une malédiction qui pèse sur l’art et sur les artistes à Francfort, on y peut crever de faim et personne ne s’en soucie. Les panneaux pour la salle à manger sont hauts, c’est à. d. hauteur un mètre et demi à un demi mètre de largeur, c’est difficile de faire des natures dans cet espace, j’aurais mieux aimé qu’ils fussent plus larges que hauts. Le premier, deux faisans, un mâle accroché à une jambe, la femelle posée à côté ; 2m, un lièvre accroché avec des canards sauvages ; 3m, un chevreuil, 4 m, de poissons. Je l’ai fait (les ferai je viens de commencer) plus grands que nature, parce que la salle est énorme dans ses proportions, sans cela on ne verrait pas les objets, puis je les fais sur un fond clair afin qu’on voie bien les objets. Le travail est très amusant, comme vous pouvez penser, mais ce n’est pas un grand travail et j’espère qu’en deux mois je l’aurai achevé.

Ma santé s’est presque rétablie, j’en suis bien aise, je ne dois pas penser au temps qu’elle m’a fait perdre, aussi il est mieux de ne pas y penser. Mon intention de quitter Francfort est ferme, seulement, je ne sais pas, si je dois venir à Paris, il est si difficile, si précaire d’y réussir ! Et la vie y est si chère, oui je sais bien que c’est l’endroit où j’aimerais vivre, toute ma vie je voudrais pouvoir y rester, mais c’est trop difficile. Combien payez-vous pour un atelier ? J’ai vu Schreyer et lui a parlé de Paris, il m’a dit aussi d’y aller, j’avais plus envie d’aller à Londres, j’ai d’assez bonnes recommandations pour cette ville et c’est encore mon idée qu’il me sera peut-être plus facile d’y arriver à quelque chose ; aussi j’ai pensé d’aller à Düsseldorf, c’est un endroit abominable, une énorme masse de faiseurs de croûtes, pas un seul artiste, mais on y vend ses tableaux voilà la chose. Schreyer m’a dit de ne pas aller à Londres, mais il ne connaît pas cet endroit, il ne veut que Paris, il est enthousiaste pour Paris. Moi aussi. J’ai vu quelques tableaux de Schreyer, j’ai été stupéfait, c’est donc ce qu’on aime maintenant à Paris ? C’est bien triste, vraiment, pas de peinture, pas de savoir, rien, rien du tout, rien que le sujet qui intéresse le monde et aussi cela je ne comprends pas, oui, les hommes sont toujours les mêmes ! C’est incroyable !

Mon cher, j’ai rien pour le salon prochain, je pourrais envoyer mon chasseur avec le chevreuil,Scholderer, Jäger und Hirsch, B.48. mais j’ai vu que ce tableau n’est plus assez fort pour une exposition, c’est encore trop foncé, cela ne fait pas assez d’effet et puis le transport coûte trop, non, j’ai résolu de ne rien envoyer, aussi quand on est pas à Paris, ce n’est rien, Müller n’enverra rien encore, mais Burnitz je crois. Qu’est-ce que vous y enverrez ? Avez-vous fait le sujet que vous n’avez pas pu faire l’année dernière ? Je sais que vous avez confondé, mêlé les deux sujets,Scholderer évoque Le toast ! Hommage à la Vérité dans lequel Fantin avait mêlé deux sujets qui à l’origine devaient chacun faire l’objet d’un tableau. L’œuvre représentait autour d’une table Manet, Bracquemond, Vollon, Cordier et Whistler, les camarades habituels de Fantin. Le peintre lui-même montre à ses amis la figure de la Vérité et les engage à lui porter un toast. Fantin avait finalement décidé de détruire son œuvre à la suite du Salon. Scholderer s’était montré très tôt critique concernant la fusion des deux sujets, et avait manifesté son intérêt particulier pour le Toast. Voir lettres 1865_02, 1865_03, 1865_05, 1865_06, 1865_07, 1865_10 et 1865_14. mais pourriez sans cela faire l’un, il m’a bien plu. Maintenant, j’ai pourtant l’espoir de voir bientôt votre peinture, car je viendrai à Paris pour l’exposition, peut-être j’irai de là à Londres, mais Dieu le sait ce que je ferai, il n’y a qu’une chose, qui est fixe, que je quitterai Francfort et vraiment l’idée déjà me fait du bien.

Je crois que vous seriez plus content de ma peinture maintenant, je ne tombe plus du clair dans l’ombre, mais choses ne sont plus noirs et on voit bien les sujets, je crois que j’ai fait de grands progrès à cet égard, aussi je peins plus clair beaucoup plus clair, j’espère devenir toujours plus clair, c’est aussi ce que j’aime, seulement je n’étais pas capable de le faire, je ne l’ai pas vu dans la nature, maintenant je le vois, c’est drôle tout ce que j’apprends doit être filtré par la nature, mais ce qui me fait plaisir, c’est que quand une fois une chose est filtrée elle m’y reste, je gagne toujours un petit morceau, c’est un grand contentement. J’ai fait un lapin avec quelques autres objets, verre, cruche etc.,Scholderer, Stilleben mit Hase, Glas und Karaffe, aujourd’hui disparu. Voir Jutta Bagdahn, Otto Franz Scholderer 1834-1902. Monographie und Werkverzeichnis, thèse de doctorat inédite, Fribourg-en-Brisgau, 2002, p. 29 ; Jutta Bagdahn, « Otto Scholderer – Daten zu Leben und Werk », dans Scholderer, cat. exp. 2002, p. 61-80, p. 64. toujours je dois penser à Chardin, je me flatte d’avoir un tout petit peu de ses qualités, c’est toujours mon idéal au moins ; quand je serai devenu tout à fait clair dans ma peinture, que [je] crois qu’elle sera bonne et fera au moins plaisir à ceux qui s’y comprennent.

Est-ce que la noce de CanaEntre 1856 et 1867, Henri Fantin-Latour réalise sur commande cinq copies de l’œuvre de Paul Véronèse, Les noces de Cana, huile sur toile, 666 x 990 cm, 1562-1563, Paris, musée du Louvre. Il est ici question de la cinquième version des Noces de Cana, F.294. fait des progrès ? Ah, le salon carré, c’est bien beau, il y a bien des tableaux que maintenant je regarderais bien autrement ! Maintenant, Adieu, mon cher ami et écrivez-moi un mot de suite. Si vous voyez les Ritter, saluez les bien de ma part, je suis honteux de ne leur avoir pas écrit, bien honteux. Adieu

Votre O. Scholderer

45 Hochstrasse